Le tribunal de l'ombre
voulait ? Se serait-il trompé de cible ? Mon épouse portait ce soir-là une robe d ’ un bleu azur. Émilie était simplement vêtue d ’ un mantel clair dont elle avait rabattu la capuche en entrant dans la pièce, découvrant un corsage d ’ une niceté immaculée. Même si le tireur était d ’ une grande maladresse, il était peu vraisemblable qu ’ il ait pu atteindre la mauvaise cible en plein cœur.
Il était toutefois étonnant qu ’ il ait attendu que sa victime pénètre dans le manoir pour l ’ occire. S ’ il l ’ avait suivie, il aurait pu commettre son forfait à tout moment. À moins qu ’ il ait tenu à s ’ assurer qu ’ elle se rendait dans notre manoir et non pas chez quelqu ’ un d ’ autre.
J ’ avais beau prendre plusieurs hypothèses, je fus très vite convaincu que l ’ assassin avait scrupuleusement respecté les ordres qui lui avaient été donnés par l ’ inconnu qui avait commandité le meurtre, pour que la victime ne me livre pas les informations dont il craignait qu ’ elle ait été chargée.
Peine perdue. La malheureuse m ’ avait semblé en proie à un fort émeuvement. Elle avait dit craindre pour sa vie. En un flot de paroles débitées de façon hachée, elle avait réussi à dire l ’ essentiel à mon épouse avant de passer de vie à trépas.
Ce qu ’ elle lui avait brièvement confié était fort inquiétant : Isabeau de Guirande était toujours recluse dans une pièce du donjon de Castelnaud, sans autre ouverture qu ’ une petite trappe ménagée dans une porte bardée de fer et toujours loquée à double tour, par laquelle elle lui apportait quelques codex, de l ’ encre, du parchemin et des plumes déjà taillées (ce que je savais depuis deux ans déjà). Personne d ’ autre qu ’Émilie n ’ y avait accès (ce que j ’ ignorais jusqu ’ alors).
Elle ne connaissait pas le nom de la jeune femme blonde qui était ainsi enchefrinée. On lui avait seulement ordonné d ’ informer icelle qu ’ elle devait se préparer pour un long voyage qui ne saurait tarder. Un tailleur prendrait ses mesures pour lui confectionner quelques vêtements plus décents que les hardes dont elle était vêtue.
« Le temps presse… » avait-elle soufflé, les lèvres tremblantes. Le carreau d ’ arbalète l ’ avait atteinte sur l ’ heure, avant q u ’ elle n ’ ait livré la suite de son message.
De sa main, s ’ étaient échappés un petit sceau et une pièce d ’ argent. Le signe dont nous étions convenus avec mon référant de tranquillité pour attester de la complicité de chaque messager… Le chevalier Géraud de Castelnau d ’ Auzan restait fidèle à ses engagements.
Le Gascon était une des pièces maîtresses de notre dispositif. Avait-il été confondu ? Aurait-il parlé sous la torture ? Le temps pressait. Las, nous ne pouvions précipiter l ’ exécution de nos plans avant la date prévue.
Sauf à sacrifier l’alphin au risque de forcer le gambit de la fierce, si le roc n’était pris à temps pour acculer le roy au mat sur l’eschaquier de la vie et de la mort.
Sur un eschaquier où les pièces n’étaient pas des paonnets, mais des êtres de chair et de sang. Un cruel jeu de la vérité, du courage, de la ruse, du mensonge et de la trahison.
« Messire Bertrand, ne serait-il temps de vous apprêter pour les joutes ? Il est près de tierce et les chevaliers entreront en lice d’ici deux heures », me rappela Onfroi de Salignac en sautant vivement de son cheval.
« Le temps ne presse point, nous ne jouterons que cet après-midi, passé sexte.
— Oyez et voyez, messire, les premiers jouteurs lacent déjà grèves, genouillières et cuissardes dans le champ clos. »
Je regardai dans la direction d’où venaient les premiers bruits d’assemblage des plates d’armure.
Le camp sortait de sa torpeur. Des feux étaient affoués ici et là, quelques cris fusaient lorsque les hommes se faisaient asperger le buste à grands baquets d’eau, se frictionnaient vigoureusement la poitrine et beuglaient, pour d’aucuns, dans des langues qui m’étaient inconnues.
Je sautai sur son cheval et pris mon écuyer en croupe pour regagner la forteresse de Beynac au pas, puis au petit galop.
Nous franchîmes le pont-levis au-dessus du fossé sec, pénétrâmes dans la barbacane, nous dirigeâmes vers les écuries. Un valet saisit la bride. Nous mîmes pied à terre et nous nous rendîmes d’un bon pas
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