Le tribunal de l'ombre
soit submergé par un violent d égoût contre feu mon maître. Comment l ’ homme que j ’ avais tant aimé et respecté, après mon père, pouvait-il tenir de si insolents propos à l ’ encontre de mon Graal, de ma gente fée aux alumelles ? N ’ aurait été consignée la considérable dot dont il avait gratifié ma bien-aimée épouse, que j ’ eusse jeté incontinent le parchemin au feu pour en détruire à tout jamais les insidieuses et sataniques déclarations. Celles d ’ un moribond, à l ’ humeur habituellement froide et sèche, gagné par le délire en ses dernières heures. Que Dieu ait son âme pour la purifier !
Aussi, autant dire que les fêtes de la Nativité de Notre-Seigneur furent placées, cette année-là, sous les signes contraires de la joie qui enivrait Marguerite comme si elle avait bu du vin de singe, et de l’immense peine qui m’avait submergé. Je crus bien qu’elle engloutirait mon âme dans les abysses de l’enfer.
Ma gente épouse avait bien tenté de m’expliquer que son père adulteire avait certainement été induit en erreur par quelques familiers mal intentionnés à l’égard de ma sœur, je ne décolérais pas, malgré tous les efforts qu’elle avait fait pour m’apazimer.
Mais le déluge n’engloutit pas l’arche de Noé. À la parfin, n’étais-je pas un tantinet jaloux de sa fortune et d’une félicité aussi nouvelle qu’inattendue ? Marguerite s’était montrée tendre, cajoleuse et d’une humeur gaie pour me distraire de ce qu’elle croyait être doutes et rancœur.
De la rancœur, j’en éprouvais. Des doutes, point. Les armes d’argent et de sable, écartelé en sautoir, le chef et la pointe partis, bien que je ne les eusse aperçues que dans un songe, par une nuit d’hiver de l’an de grâce 1345, ne pouvaient trahir.
Je sortis de cette épreuve plus résolu que jamais à passer outre aux invectives du baron et à faire éclater la vérité au grand jour. Dussè-je y perdre la vie, mais y gagner la reconnaissance de la Vierge de Roc-Amadour qui avait si souventes fois exaucé mes prières. Je fus dès lors encore plus déterminé pour arracher Isabeau des griffes de ses délateurs. Elle m’aiderait à percer l’énigme des Douze Maisons, à étudier le mystérieux pouvoir des fioles censées contenir l’eau et le sang du Christ, à approfondir la nature des étranges relations de finance ou de foi qui avaient uni les chevaliers de l’Ordre du Temple et les hérétiques albigeois. Le rôle qu’avaient joué le Saint-Siège et la couronne de France dans leur éradication. J’en étais bien naïvement convaincu.
Selon les anciennes coutumes des pays d’oc, bien de femme ne devait onques se perdre. En conséquence, la dot de Marguerite lui appartenait en propres et je ne pouvais revendiquer que les biens acquis par notre mesnie, notre vie durant. Sauf à lui survivre, et encore, à la condition qu’aucun enfant ne naisse de notre union. Je n’avais, pour seule charge, que de jouer les chambriers en administrant les biens du vaste domaine dont elle venait d’acquérir la propriété, et d’en partager le seul usufruit. Un peu à la manière de Foulques de Montfort qui gérait le fief de Beynac à dire jurable et rendable.
Ce qui m’assurait, en ma qualité de pauvre homme aussi faydit qu’un hérétique albigeois, une aisance bien agréable, je dois l’avouer. Feu le baron, eût-il voulu m’inciter à marier la fille de sa lingère par appât du gain pour mieux me détourner de ma chimérique sœur qu’il ne s’y serait pas pris autrement. L’amour que je portais à ma mie en avait décidé autrement et bien malin celui qui aurait pu en deviner les conséquences pécuniaires.
Marguerite avait hérité d’un vaste domaine : la maison forte de Reygnac, le manoir de Braulen, les terres à iceux rattachées, et un modeste mais magnifique château qui surplombait la vallée de la Dourdonne, au lieu-dit Rouffillac. Il commandait le passage entre les villages de Saint-Julien-de-Lampon et de Carsac d’une part, les villes de Sarlat et de Souillac d’autre part. Les marais qui s’étendaient en amont de la rivière jusqu’au Pas du Raysse étant infranchissables pour tout négoce autre que fluvial, on devait, soit franchir la Dourdonne en empruntant le bac du passeur de Calviac pour rejoindre Sainte-Mondane ou Saint-Julien-de-Lampon, soit passer par la plaine de Braulen et remonter à travers pechs et combes
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