Le tribunal de l'ombre
jusqu’aux villages de Sainte-Nathalène ou de Carlux pour aller sur Salignac ou redescendre sur la cité de Souillac, qui ouvrait la route des villes fortifiées de Brive-la-Gaillarde et de Limoges.
Quels que soient le chemin pris ou la destination suivie, on évitait toujours le Pas du Raysse où régnaient en maîtres des chevaliers brigands et des capitaines de routiers dont la sinistre réputation n’était plus à faire. Se soldant aux Français ou aux Anglais selon l’opportunité, chevauchant le reste du temps pour leur propre compte, ils rançonnaient sans distinction, bourgeois, marchands, chevaliers isolés, artisans ou simples manants, dont ils forçaient les filles avant de les enlever et de les réduire en esclavage dans leur repaire. Un jour ou l’autre, il me faudrait les rendre à merci, m’étais-je dit.
L’aspect troglodytique de la maison forte de Reygnac, située non loin de la place de Commarque, dans la vallée de la Vézère, ne convint pas à Marguerite. L’humidité de l’air, les gouttelettes qui suintait des pierres, l’odeur de moisissure qui planait dans l’air gâteraient l’humeur saine qu’elle entendait préserver pour… mettre au monde, dans quelques mois, l’enfant qu’elle portait dans son ventre, m’avait-elle confié, le jour de la Saint-Mathias L’Apôtre {24} , fort inquiète de ma réaction.
Pris sans vert, cette nouvelle extraordinaire me glaça tout d’abord le sang. Je découvrais l’une des conséquences naturelles de mon union maritale et redoutais ce jour, avec ce bel égoïsme qui caractérise d’aucuns, de voir ma liberté de mouvement entravée par les nouvelles charges qui pèseraient sur mes épaules. Et de craindre que mon épouse ne me délaisse pour se consacrer tout entière à notre progéniture. Pour ce qui était de me délaisser, je ne me trompais point. Mais pas pour les jalouses raisons que je redoutais alors.
N’étant point préparé à l’arrivée d’un héritier, j’accueillis un peu fraîchement cette nouvelle pourtant bien émerveillable. Marguerite se remochina et me fit grise mine jusqu’au jour où, la serrant délicatement dans mes bras, je lui dis tout l’amour que je lui portais et ma fierté d’être le père d’un petit Brachet. Car il ne pouvait en être autrement. Elle se devait de porter un héritier mâle, avais-je affirmé péremptoirement. Elle m’avait souri et, bien qu’encore peu instruite des choses de la vie, avait nuancé mon enthousiasme viril :
« Une chance sur deux d’après les lois de la Nature, mon doux sire ! »
Je pris peu à peu conscience de mon rôle de père, sans onques penser, jusqu’à la naissance, qu’il puisse s’agir d’une descendance femelle. La suite me donna tort. Pour punir ma vanité. Et raison, pour m’encourager en son bon chemin !
Après avoir été alitée pendant près de trois mois, bu moult décoctions pour tenter d’influencer le dessein de Dieu et satisfaire mon orgueil, consulté mires et physiciens, autant de charlatans, la ventrière de ma bien-aimée mit au monde, le jour de la fête de l’Assomption, en l’an de grâce 1349, une fille et un garçon aussi forts que leurs parents et aussi laids que peuvent l’être les nouveau-nés ! Des jumeaux ! Le Ciel avait entendu nos prières muettes en nous offrant des enfants du sexe opposé. Deux d’un coup !
Le lendemain de leur naissance, Marguerite, toujours alitée, se remettait lentement de ses couches douloureuses. Nous nous battîmes comme des chiffonniers ou des vivandiers discutant âprement avec leurs chalands du prix des marchandises, avant de tomber d’accord sur leur prénom de baptême. J’inclinai pour Hugues, Louis, Thibaut, en souvenir de mes ancêtres. Elle penchait pour Jeanne, Marie et Isabeau, pour les mêmes raisons. En vérité, nous étions tombés d’accord dès la première joute.
Un an plus tard, en l ’ an de grâce 1350, Michel de Ferregaye avait déserté la garnison de Beynac pour remplir la charge de capitaine d ’ armes en nos murs, à sa demande et avec l ’ accord récalcitrant de Foulques de Montfort.
Il accepta d ’ être curateur au ventre, pour le cas où il m ’ arriverait malheur avant la majorité des nouveau-nés. Une lourde et noble charge que ce féal parmi les plus fidèles gentilshommes attachés à la baronnie devrait porter jusqu ’ à la majorité de nos enfants, soit douze ans pour Jeanne et quinze ans pour mon fils Hugues.
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