Le tribunal de l'ombre
’ à nous aider à bouter les Godons hors le royaume.
Aussi, pour notre sauvegarde, avais-je décidé, contre l ’ avis de Marguerite, que René le Passeur, promu depuis peu capitaine de mes archers, ouvrirait la route à cheval, accompagné par trois serments et trois archers montés. La douzaine d ’ archers que je soldais était de ceux qui s ’ étaient distingués lors de l ’ attaque de l ’ avant-garde anglaise et gasconne en notre village fortifié de Commarque , quatre ans plus tôt et l ’ an dernier, lors du concours de tir à l ’ arc qui avait mis fin au grand tournoiement.
Les lopins de terre qu ’ ils cultivaient avant l ’ arrivée de la pestilence ne suffisaient plus pour subvenir aux besoins de leurs familles . Ils avaient accueilli ma proposition de les solder avec une moue résignée. Ils auraient préféré pousser la charrue et traire les vaches. Ainsi va la vie.
En s ’ entraînant trois ou quatre heures par jour, ils avaient progressivement réussi à atteindre des cibles à une distance de cent, deux cents et trois cents pieds. La vibration de la corde, le feulement de la flèche jouèrent bientôt une musique sans fausse note à mes oreilles de troubadour. Mes vilains se prirent très vite au jeu et tirèrent grande fierté de leur précision. En fait, ils n’eurent pas à jouer de leur instrument. Le voyage se déroula sereinement dans la paix de Dieu.
Marguerite marchait en tête et fredonnait des hymnes à la gloire de la Vierge, de Dieu et des archanges :
« Ego autem in innocentia mea ingressus sum : redime me, et miserere mei . Pes meus stetit in directo : in ecclesiis benedicam te, Domine. Gloria Patri… »
Je la suivais à quelques pas, tenant Serpentin, l’âne qui portait nos effets et nos provisions, par le licol et entonnai ses louanges à pleins poumons. Des louanges profanes selon le rite décrit par Pierre de Corbeil, archevêque de la ville de Sens au début du siècle précédent pour l’office de la fête des Fous, le jour de la circoncision de Notre-Seigneur :
Des confins de l’Orient
En ces lieux arrivant,
Un âne beau, gras, luisant,
Portant fardeau lestement.
Sur les coteaux de Sichem,
Il fut nourri par Ruben.
Il passa par Jordanem
Et sauta dans Bethléem.
Des trésors de l’Arabie,
Des parfums d’Éthiopie,
L’Église s \est enrichie
Par la vertu d’ânerie.
D’un chardon, il fait ripaille,
Et c’est en vain qu’on le raille.
Si dans la grange il travaille ,
Il démêle et grain et paille.
Bel âne , répète « Amen » :
Maintenant , ta panse est pleine.
Bel âne, répète « Amen »
Ne songe plus à ta peine {43} .
Vers onze heures, après avoir traversé la rivière Dourdonne par le bac à la hauteur de La Treyne, franchi pechs et combes par des chemins tortueux et caillouteux, nous étions rompus et affamés.
Nous fîmes halte pour prendre une forte et belle collation sur la place de l’église de Pinsac, abreuver l’âne et les chevaux, leur donner leur ration de foin et d’avoine et prendre un peu de repos. Lorsque sexte sonna au clocher de l’église, nous reprîmes la route sous une chaleur torride. Le soleil était au zénith.
Marguerite chantonnait derechef et ouvrait la marche d’un pas alerte. Moi, je me traînai lamentablement, plus habitué à chevaucher qu’à marcher, redoutai des crampes aux mollets, desserrai les courroies de mes sandales pour soulager mes pieds enflés et tuméfiés, subissais la brûlure des cloques lorsqu’elles crevaient et mettaient la peau à nu. Je n’avais point subodoré pareille torture !
Je repris cette marche forcée dont Marguerite nous imposait l’allure, tel un pantin désarticulé, tous les muscles et les articulations en souffrance.
Insensible à la beauté du paysage, entre deux maux, mon esprit vagabondait sur des terres secrètes, virevoltait, passait du coq à l’ane, sans que je parvinsse à en organiser la savante mécanique.
Le Dieu du Bien. Le Dieu du Mal. Les hérétiques albigeois.
Leur Livre Sacré. La confrérie des Frères et Sœurs du Libre Esprit, simple déviance d’une hérésie supposée éradiquée depuis qu’avait été brûlé vif leur dernier disciple. Le consolamentum. Les Parfaits et les Parfaites. Les Bonshommes et les Bonnes femmes. Le rite du melioramentum. Le Trésor du Temple. L’ordre de succession du trésor des hérétiques albigeois. Chimère ou réalité ? Son héritière
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