Le Voleur de vent
d’autres aux dominos.
Le comte de Nissac avait envie de vomir, comme
après chaque bataille. Au reste, s’il dissimulait bien la chose, la vue du sang
l’effarait, le bruit du canon faisait battre son cœur tel un tambour, la
violence heurtait en lui quelque chose de sacré qu’il n’arrivait point à
définir et jamais, il ne montrait l’état de sa pauvre âme tourmentée.
On frappa et le second, Charles Paray des
Ormeaux, se présenta.
Dérangé dans ses songeries, Nissac parla
froidement :
— Monsieur Paray des Ormeaux, à notre
arrivée à Toulon, j’entends que vous présentiez les rôles de l’équipage au
greffe de l’Amirauté et leur signaliez dûment nos pertes.
— Bien, monsieur l’amiral. Dois-je livrer
les quatre mutins aux autorités du port ?
Nissac savait qu’en vertu de l’article 68 de l’édit
de 1584 concernant les « Ordonnances et règlements de juridiction de l’Amirauté
de France », ces hommes seraient exécutés sur-le-champ.
Le second toussota. Aussitôt, il croisa les
yeux gris de son amiral sur le visage duquel flottait à présent cet étrange
sourire dont on ne savait dire la part d’ironie, et celle revenant à la
tristesse. Puis, d’une voix plus chaude :
— Ah çà, monsieur des Ormeaux, vous
auriez vu des mutins ?… Où donc ?… Dans la sentine ?… Perchés
sur le cabestan arrière ?… Dissimulés sous le fourneau de brique du
cuisinier ?… Moi, je n’ai rien vu de tel mais j’ai aperçu marins énervés
par les fièvres qui leur donnaient quelque insolence. Qu’on les fasse fouetter…
raisonnablement, et qu’on ne me parle surtout pas de gibets. À vous revoir à
Toulon, monsieur Paray des Ormeaux.
Le second se retira. Il savait que le
maître-voilier avait cousu les six cadavres des hommes du Dragon Vert dans leurs hamacs lestés de plomb. On y ajouterait aussi quelques poignées de
terre, symbole d’une inhumation sur la terre ferme. Bientôt, avant qu’on fît
basculer les corps par-dessus bord, l’amiral lirait l’office des morts mais, en
cet instant, il n’aimait point qu’on l’entourât.
« Quel homme étrange… » songea le
second en gagnant le pont supérieur.
3
Le duc, et pas davantage le baron von
Hoflingen, n’eurent le temps de voir grand-chose si ce n’est une vaste salle
partagée en son milieu par une grille et, derrière celle-ci, deux personnages d’une
immobilité de statue qu’on distinguait fort mal. À gauche, une forme menue, sans
doute féminine, dissimulant son visage derrière masque grimaçant de comédie. À
droite, la forte silhouette d’un moine dont le visage était caché par l’ample
capuchon de sa robe de bure.
Puis, la vision fut brouillée par l’envol de
chauves-souris en grand nombre, tel un sombre nuage vivant. Enfin, un violent
courant d’air qui ne semblait rien devoir au hasard souffla d’un coup la torche
que le baron allemand tenait fermement dans sa main gantée d’acier.
Les deux hommes n’y virent point durant un
instant avant de percevoir à la faible lueur d’une bougie la femme et le moine,
toujours immobiles.
Le duc s’approcha jusqu’à la grille dont il
éprouva la solidité en feignant de se cogner contre elle.
— Rouillée, mais solide !…
Quelle horrible voix !…
Aiguë, très aiguë, et les mots dits en hâte, fébrilement,
comme en le dessein de les faire buter les uns contre les autres. L’ensemble
avait un effet des plus effarants car semblant émaner d’une créature d’outre-tombe
ou d’un monstre jusqu’alors inconnu.
— Ici, tu n’es rien, duc d’Épernon !…
Fiente !… Cadavre vite pourri si nous le souhaitons ainsi en cette demeure
de ténèbres où nul, jamais, ne retrouverait ta charogne.
Le duc d’Épernon, puisque c’était lui, pâlit. Von
Hoflingen, pour sa part, posa la main sur la garde de son épée.
Comme si elle instruisait procès, énonçant les
charges à forte cadence, la petite voix aiguë et méchante reprit de sa manière
rapide :
— Ce n’est certes pas nous qui te le
reprocherons mais le fait est là : ton roi, l’hérétique Henri quatrième, te
fait confiance, or tu ne vis que pour le trahir. Souviens-toi comme la trahison
est ta fidèle compagne…
D’Épernon, que cette petite voix aiguë terrorisait
davantage que le roulement du tonnerre, songea comment, en 1596, il s’apprêtait
à livrer Toulon à l’Espagne lorsqu’il fut battu par Guise et Montmorency. Le
roi, comme
Weitere Kostenlose Bücher