Le Voleur de vent
sorte qu’il ne pourrait jamais plus
revenir en arrière, contraint d’avancer toujours davantage en le sang et le
déshonneur.
Il ne savait point cela, pensant que, s’il
devait plier devant puissance supérieure qui dirigerait le royaume, il n’en
aurait pas moins la plus haute charge qu’on puisse espérer, sauf à être roi.
Versatile, il se gorgea de cette importance à
venir et murmura :
— Nul homme, jamais, ne me barrera la
route !…
En quoi il se trompait peut-être.
Mais, pour l’heure, cet homme qui ignorait
tout de son fabuleux destin naviguait sur cette mer très belle et très bleue qu’on
nomme « Méditerranée » et qui sépare le royaume de France des terres
dites de Barbarie [2] .
2
— Navires à bâbord !
cria l’homme de guet perché en haut du grand mât. Le second guetteur, qui
veillait au sommet du mât de misaine, fit écho au premier.
En ce jour de décembre de l’an de grâce 1609, Le
Dragon Vert, beau galion de la marine royale, escortait depuis Malte trois
lourds vaisseaux emplis de marchandises.
— Pavillons noirs ! hurla l’homme de
guet et sa voix, altérée par l’angoisse, glaça l’équipage, les marins et
pareillement les officiers. Tous observaient, non sans étrange fascination à l’arrière-goût
de mort, les pavillons noirs où se voyaient tibias croisés surmontés d’un crâne
à l’expression ricanante.
Puis la nervosité se répandit par effet de
contagion, comme la peste noire ravage une région.
À une exception près, qui n’était point de peu
d’importance puisqu’il s’agissait du commandant du navire. L’homme, d’un pas
souple, quitta le gaillard d’avant pour gagner la dunette. Il ne semblait pas
affecté par tous ces regards qui le suivaient avec anxiété.
L’homme de guet, d’une voix à demi étranglée
par grande appréhension et qu’il n’était point facile de comprendre, cria de
nouveau :
— Pavillons rouges !
Les marins se regardèrent.
Le pavillon rouge ne laissait pas place au
doute quant aux intentions des pirates puisqu’il signifiait que, si l’équipage
du Dragon Vert se battait, les survivants, dès lors qu’on les ferait
prisonniers, seraient tous passés au fil de l’épée.
Le commandant du navire grimpa la dernière
marche de l’escalier menant à la dunette et croisa le regard du second, capitaine
de pavillon du Dragon Vert, Charles Paray des Ormeaux. Il lui adressa un
sourire ironique en disant :
— Ces gens-là sont fort prétentieux qui
veulent nous impressionner ci-devant que nous ayons combattu. Avant que le
soleil ne se couche, nous les trouverons peut-être en plus grande modestie, monsieur
Paray des Ormeaux, ne pensez-vous pas ?
Charles Paray des Ormeaux, vieil officier de
la marine royale, regarda attentivement son commandant et l’admiration le gagna
tout entier tandis qu’il hochait la tête.
Le commandant du vaisseau, Thomas de Pomonne, comte
de Nissac, était un bel homme de trente et un ans. Marin d’une grande habileté,
on le respectait à part égale pour sa bravoure et son intelligence du combat. Bien
qu’il fût vice-amiral des mers du Levant il faisait peu de cas de cette qualité
d’officier supérieur. C’était là façon singulière et frisant l’insolence de
montrer en quel dédain il tenait les autorités maritimes puisqu’il était connu
de tous que le grand amiral de France qui ne quittait point la cour n’avait
jamais posé le pied sur un navire.
Il observa les trois bateaux marchands. Conformément
aux ordres reçus du comte de Nissac, les capitaines avaient immédiatement
obliqué vers la côte et le port de Toulon qu’on fortifiait depuis quelques
années. À présent, tel un chien de berger faisant face aux loups, Le Dragon
Vert s’interposait entre les pirates et les proies faciles que ceux-ci
convoitaient.
Le comte de Nissac considéra d’un regard froid
les deux puissants navires pirates avec lesquels il allait se mesurer en un
combat qu’il savait déjà sans merci.
Ses yeux gris s’arrêtèrent d’abord sur une
caraque, vaisseau de fort tonnage très haut sur l’eau qui n’avait point, cependant,
la finesse du Dragon Vert. La caraque précédait une lourde galère
équipée d’un éperon placé à la proue, un éperon effilé capable de crever toutes
les coques existantes de par le monde.
Nissac distinguait parfaitement les pirates
sur le pont, essentiellement des barbaresques mais aussi des renégats
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