L'Enfant-Roi
l’ont si bien servie en gagnant la guerre contre
les Grands !
— La gratitude n’est pas le fort de Conchine, dit
Déagéant avec un sourire froid. Les remplaçants sont déjà choisis, par sa
femme : Russelay, Mesmes et Barentin. Mais il faudra encore quelque temps
pour que l’affaire se fasse. Car fort habilement, Barbin et Richelieu ont donné
de soi leurs démissions à la reine. Mais la reine, pour le moment, les a
refusées. De reste, tiraillée entre les ministres qui se plaignent du maréchal
et la Conchine qui l’endoctrine tous les soirs, elle ne sait plus qui croire et
que résoudre. Son esprit, qui n’a jamais été clair, se trouve plongé en pleine
confusion. Tout lui fait peur. Elle se méfie de tous, et en particulier de son
fils. Elle songe même à abandonner le pouvoir et n’ayant pu avoir la
principauté de la Mirandole, elle négocie avec le pape l’usufruit du duché de
Ferrare.
— Une chose m’étonne, dis-je, dans la circonstance
présente. Conchine est tantôt à Paris et tantôt à Caen. Comment expliquer
ceci ?
— C’est que son esprit inquiet, dit Déagéant, hésite
entre deux rôles : celui de roi sans couronne à Paris ou celui de duc, ou
prince en son gouvernement de Normandie, lequel il est en train de fortifier
comme s’il était un duc de Nevers dans le Nivernais. Entre autres choses, il
rempare à grands frais Quillebeuf et Pont-de-l’Arche, grâce auxquels il se
vante d’avoir « la clef de la France », pour ce qu’il dispose
« de la rivière qui donne à vivre à Paris ». Sotte vanterie, car la
capitale se ravitaille autant en amont qu’en aval. Et il a fait venir
vingt-cinq canons de l’Arsenal, et comme cela ne lui suffisait pas, il en a
commandé autant en Flandres, qu’il n’a de reste pas payés. Enfin, il lève des
troupes et se flatte d’avoir fin mai trente mille hommes avec lui, dont deux
tiers d’étrangers.
— C’est beaucoup.
— C’est peu, commandés par un pleutre. Et c’est peu,
comparé aux trois armées que le roi pourrait rassembler contre lui quand les
Grands seront vaincus.
— À condition que le roi soit alors véritablement le
roi.
— Soyez bien assuré, Monsieur le Chevalier, qu’il y
songe, dit Déagéant.
Il n’en dit pas davantage ce soir-là et me laissa au résumé
que j’avais à rédiger et que, dès le lendemain, je devais confier aux Essais de Montaigne. Ce que je fis, en pensant qu’il était fort heureux que Déagéant
eût trouvé ce subterfuge, car la surveillance autour de Louis était devenue si
tatillonne et si oppressive que c’était quasiment un crime capital pour un de
ses officiers que de lui parler en particulier, ou même de l’entretenir en
public d’un sujet sérieux. Bien je me ramentois qu’ayant répondu un peu longuement
à une question que Louis m’avait posée sur le siège de Paris par Henri IV,
je me trouvai tout soudain menacé d’exil et ne dus qu’à l’intervention
vigoureuse de la duchesse de Guise auprès de la reine d’être épargné, mais avec
cette recommandation expresse de parler à Louis le moins possible. Tant
l’alerte fut chaude, et si grave ma marraine en me tenant ce propos, que je
parvins avec peine à lui taire l’horreur que je ressentis à ouïr cette
ignominieuse consigne qui faisait de mon petit roi un pestiféré à l’intérieur
de son propre palais. Dans la suite j’observai que Louis n’ignorait rien des
ordres infâmes dont il était l’objet, car je le vis à plusieurs reprises se
reculer par bonté des officiers de sa maison qui lui parlaient un peu
longuement, comme s’il eût voulu leur épargner le sort dont j’avais été menacé.
Je redoublai de prudence après cet avertissement et
rencontrant Monsieur de Luynes dans le grand escalier, je convins avec lui d’un
autre signal à donner au roi que mon pourpoint déboutonné : ce que j’avais
jusque-là négligé de faire. Je pris garde aussi de ne jamais demander la clef
du cabinet des livres quand le long nez de Monsieur de Blainville reniflait
l’air dans les alentours. L’idée d’être exilé de Paris m’avait plongé dans le
désespoir, non seulement parce que j’y avais mes amours et mes affections, mais
aussi parce que je n’eusse pu continuer à servir mon roi dans le chemin semé de
mortelles embûches qui était maintenant le sien.
Je ruminais toujours longuement les exposés – j’allais
dire les leçons – que me donnait Déagéant, tant
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