L'Enfant-Roi
personne ne le peut, pas même la reine-mère, qui de reste,
n’entend rien à ce qui se passe et ne voit les choses que par les yeux de la
Conchine.
— Monsieur Déagéant, dis-je, pensez-vous que Conchine
soit vraiment fol ?
— Oui-da, dans le sens où il ne peut plus se maîtriser,
mais seulement en ce sens-là. Je distingue deux ressorts en lui :
l’orgueil du parvenu et la couardise. Tous deux le poussent à passer les
bornes, limites et mesures que la raison devrait lui assigner.
— Comment cela ?
— Conchine est parti de si bas que sa bassesse même
l’éperonne à atteindre un pouvoir illimité. Et d’un autre côté sa couardise ne
peut que décupler encore son désir d’une absolue puissance : plus il se
sent haï, plus il se veut craint. Voyez-le agir en ce Louvre qu’il croit déjà
le sien : il piaffe, il morgue, il bourrasque, il fait fiente de toutes
choses et de toutes gens… Et cependant, tandis qu’il fait ainsi le violent et
le tyranniseur, regardez bien ses yeux : ils sont hagards et pleins de
peur. Sa colère n’est qu’un masque. Il est terrifié par sa propre élévation,
mais ne peut plus s’arrêter. Il ira jusqu’au bout, fût-ce vers sa chute ou
celle de Louis.
Cette description par Déagéant des « deux
ressorts » de Conchine me demeura en mémoire bien après que j’eus couché
par écrit ses nouvelles et les eus confiées au chapitre XIII des Essais de Montaigne. Il me sembla quelle éclairait l’incroyable série de braveries que
Conchine fit au roi durant ce mois de mars, et qui se trouvaient tout aussi
inutiles, et même nuisibles, à son dessein qu’elles étaient pour son souverain
profondément offensantes.
Au début mars, mais je ne saurais préciser le jour, le roi
devait se rendre à Saint-Germain-en-Laye, et m’ayant fait l’honneur de
m’inviter à l’accompagner, j’étais là quand un incident survint qui me laissa
atterré. Au moment où Louis, plongé dans ses pensées, allait mettre la botte
sur le marchepied du carrosse pour y monter, tout soudain il releva la tête,
jeta un œil sur l’escorte, pâlit, retira son pied comme si un serpent l’avait
piqué et redressé de toute sa hauteur, s’écria d’une voix irritée :
— Qu’est cela ? Qu’est cela ? Qui commande
cette compagnie ?
— Sire, c’est moi, dit le capitaine en s’avançant et en
faisant un profond salut.
— Monsieur, qui êtes-vous ? Je ne vous connais
pas, dit le roi avec hauteur.
— Sire, je suis Monsieur d’Hocquincourt, pour vous
servir.
— Cette compagnie est-elle à vous ?
— Non, Sire, elle est au maréchal d’Ancre.
— Au maréchal d’Ancre ? s’écria Louis. Et c’est le
maréchal d’Ancre qui vous a donné l’ordre de m’escorter ?
— Oui, Sire, dit Monsieur d’Hocquincourt. Pour vous
servir, Sire.
— Vous me servez bien mal, Monsieur, si vous obéissez à
d’autres ordres que les miens ! reprit Louis avec la dernière rudesse.
Retirez-vous, Monsieur, vous et vos hommes !
— C’est que, Sire, dit Monsieur d’Hocquincourt qui, de
toute évidence, craignait davantage Conchine que le roi, le maréchal d’Ancre
m’a donné l’ordre…
— Monsieur ! s’écria le roi, très à la fureur et
son œil noir étincelant. Le roi de France n’est escorté que par les troupes qui
sont à lui ! Je vous donne, moi, l’ordre de vous retirer ! Et si vous
n’obéissez pas dans l’instant, j’appellerai Monsieur de Vitry et je vous ferai
tailler en pièces ! Je dis bien : tailler en pièces, vous et votre
compagnie, par mes gardes françaises !
Monsieur d’Hocquincourt, aussi rouge que le roi était blême,
fit un profond salut, puis un deuxième, puis un troisième et d’une voix mal
assurée donna ordre à sa compagnie de rejoindre ses quartiers.
De tout le voyage jusqu’à Saint-Germain-en-Laye, où nous
fûmes accompagnés par une compagnie des gardes françaises, Louis, rencogné en
le côté droit du carrosse, son chapeau sur les yeux, ne desserra pas les dents.
Et personne n’osant piper, tout le trajet se passa dans un silence mortel. À
Saint-Germain, il reprit ses occupations coutumières et notamment ses chasses
au lièvre dans la garenne du Pec, lieu qu’il aimait fort pour ce que la rivière
de Seine le bordait et que, trottant à cheval, on pouvait voir à travers les
arbres les hautes voilures des gabarres glisser sur les invisibles ondes.
Toutefois, bien que Louis chassât
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