L'Enfant-Roi
j’y trouvais de
« substantifique moelle [92] ». Mon lecteur a sans doute
observé, se peut en s’en ébaudissant, les primo, secundo, tertio, quarto, qui
articulaient son discours et lui donnaient l’air de pédantiser. Ce n’était
qu’une apparence. Déagéant aimait ces dénombrements par souci de clarté. Mais
au rebours des gens qui ne sont minutieux et méthodiques que par la lourdeur et
la lenteur de leur esprit, le sien était si prompt, si vif et si incisif, que
je ne laissais pas d’admirer, à chacune de ses visites, la profondeur de ses
vues. Et à la réflexion, je me sentais fort heureux que Louis eût un tel homme
pour veiller sur lui dans l’ombre, car si Luynes était fidèle et affectueux, il
n’avait qu’à l’état de frêles pousses les robustes vertus qui foisonnaient en
Déagéant, et moins encore, son courage.
Il valait mieux pour Louis que Conchine s’attardât en
Normandie à construire à grands frais ses fortifications, car lorsqu’il se
trouvait à Paris, le roi avait de plus en plus de mal à dissimuler l’aversion
qu’il lui inspirait, le regardant à peine et, quand il lui parlait, ne lui
répondant que du bout des lèvres. Et Conchine, de son côté, était d’autant
moins disposé à brider son arrogance de parvenu qu’il tenait Louis pour un être
sans esprit et sans ressort. C’était l’opinion, on l’a vu, que sa mère avait
depuis des années accréditée et que la Cour croyait comme évangile. Même
Richelieu, qui était pourtant la finesse même, partageait cette créance inepte,
et avoua plus tard que ce qui se passa en avril le prit sans vert, car il
n’avait jamais cru qu’il y eût assez de force de ce côté-là pour changer
si radicalement les choses.
De la rare insolence de Conchine à l’égard de Louis, je ne
donnerai que deux exemples. En cette fin avril, les deux déclos pleuvaient sur
nos têtes des orages aussi nombreux que nos soucis ; et Louis, empêché
d’aller chasser, s’en consolait en jouant au billard dans la « petite
galerie », laquelle on appelait ainsi par opposition à la « grande
galerie » qui donnait sur la rivière de Seine. Ne trouvant pas Louis en
ses appartements et apprenant par Berlinghen qu’il faisait là sa partie, je l’y
rejoignis. Je trouvai autour de lui deux ou trois gentilshommes qui
appartenaient à sa maison, et les submergeant par le nombre, la moutonnante et
adorante suite de Conchine. À mon entrant, je vis celui-ci tenant à la main son
chapeau aux coûteuses et célèbres plumes, et j’en conclus, comme vous l’eussiez
fait, qu’il avait consenti cette fois à saluer le roi. Chose étrange, cette
concession aux usages du royaume me donna quelque malaise, comme si elle
cachait quelque chose de pis que sa coutumière insolence.
Pourtant, je l’entendis quérir Louis d’une façon quasi
respectueuse de lui faire l’honneur de jouer cette partie de billard avec lui.
Cette requête adressée par un maréchal de France au chef des armées n’avait
rien de disconvenable, et après un temps d’hésitation, Louis l’accepta, d’une
façon non point tant maussade que méfiante et réservée. Un valet tendit alors à
Conchine, avec un grand salut, une queue de billard qu’il saisit de sa dextre,
mais comme sa senestre tenait son chapeau, et qu’il avait besoin de ses deux
mains pour jouer, un gentilhomme de sa suite s’avança avec une obséquieuse
génuflexion et s’offrit à le débarrasser de son couvre-chef. Conchine parut sur
le point de le lui tendre, mais tout soudain se ravisant – mais peut-être
avait-il prémédité ce coup-là – il se tourna vers le roi et lui dit d’un
ton gaillard et piaffant :
— Per Dio ! Votre Majesté me permettra bien
de me couvrir ?
Ayant dit, et sans attendre la permission qu’il avait
requise sur un ton si cavalier et, qui pis est, avec un juron, il remit son chapeau
sur la tête avec un regard triomphant et connivent adressé à ses flatteurs.
Après quoi, il se pencha pour viser la boule d’ivoire, ses majestueuses plumes
caressant presque le tapis vert.
Je fus béant, et si le roi m’avait alors commandé de passer mon
épée à travers le corps de cet insolent faquin, je crois bien que je l’eusse
fait. Mais le roi se tut, sans doute parce qu’il craignait, s’il lâchait la
bride à sa colère, d’aller plus loin que la prudence ne l’eût exigé. La face
imperscrutable, il se mit à jouer et j’observai que même
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