L'Enfant-Roi
au
comptage de mes écus pour s’apercevoir que je l’envisageais.
Je ne savais rien des pièces que je lui apportais,
Bassompierre me les ayant données dans des sacs scellés d’un cachet de cire que
je n’avais pas jugé bon de rompre. Il ne me restait donc plus qu’à espérer que
le compte y fût.
La marquise ne compta que le premier sac pièce par pièce.
Après quoi, les écus de ce sac étant placés par ses soins sur un plateau de la
balance, elle versa le contenu du second sac sur l’autre plateau et s’assura
que les charges étaient égales des deux parts. Elle procéda ainsi pour les
trois autres sacs. Après quoi, la balance ayant été enlevée, elle fit un grand
tas du contenu des cinq sacs et, ratissant de ses doigts une dizaine de pièces
à la fois, mais sans les compter, elle entreprit d’en faire un amas et ne
s’arrêta que lorsque le premier tas eut disparu au profit du second.
Je finis par entendre que cette opération, qui de prime
m’intrigua, avait pour but de s’assurer que ni pièce d’argent, ni jeton de
cuivre, ni écu rogné n’avait été glissé par fraude dans ses épingles. À mon
sentiment, elle eût pu se dispenser de cette procédure, car les écus étaient
neufs et brillants, et la fausse pièce se serait vue parmi eux comme un canard
au milieu des cygnes.
C’est au cours de cette opération longue et minutieuse que
ses petites mains blanches, maigres et crochues montrèrent le plus de
prestesse. C’est aussi à ce moment-là que je pus envisager la marquise tout à
plein sans éveiller son attention ni même qu’elle cillât, tant son visage était
absorbé dans sa tâche avec un air d’intense volupté.
À la Cour comme à la ville, sa réputation de laideur n’était
plus à faire. Pour la duchesse de Guise, elle était « fort peu
ragoûtante ». La princesse de Conti la tenait pour « irregardable »
et dans le populaire on disait que « si laide créature n’aurait jamais
gagné un ascendant tel et si grand sur sa maîtresse sans charmes ni sortilèges ».
Assurément, je ne la trouvai pas fort belle. Le front était
trop bombé, les arcades sourcilières trop saillantes, le nez trop fort, la peau
de la face épaisse et à gros grain. Toutefois chez un homme ces traits
grossiers eussent passé inaperçus, si bien que le malheur de la marquise avait
été, se peut, de naître femme. Car à bien considérer le brillant de ses yeux et
la fermeté de sa bouche, son visage ne manquait ni de force ni de finesse. Et
c’était là sans doute les « charmes et sortilèges » qui agissaient
sur une maîtresse qui, par l’esprit, lui était si inférieure.
Je sentais bien que je ne pouvais ni demander à la marquise
mon congé, ni même ouvrir la bouche avant la fin d’une manipulation où elle
mettait toute son âme. Et j’aurais fini par trouver le temps long si à force de
regarder cet amas d’écus je ne m’étais avisé qu’ils n’étaient si étincelants
que parce qu’ils venaient d’être frappés à l’effigie de l’enfant-roi. Cela me
donna d’abord un très vif plaisir comme si je trouvais là, après son sacre, une
seconde consécration de son règne. Mais à la réflexion, vergogne et tristesse
m’envahirent. Je tenais à très grande honte que de cette basse et odieuse façon
on rançonnât une très haute dame d’un pays ami avant de lui permettre de
revenir vivre à Paris dans un hôtel qui lui appartenait. Mais pis encore
peut-être l’entretien avec Allory m’avait persuadé que rien ne se faisait en ce
pays qui touchât à la pécune sans que la marquise d’Ancre (ou son mari) ne
perçût au passage sa dîme. Ainsi le Trésor du royaume, qui eût dû servir les
grands intérêts de la France, était sous le nez du jeune roi quotidiennement
détourné par de vils aventuriers, la propre mère de Louis étant stupidement
connivente à ces détournements.
Ces sentiments me plongèrent dans une mésaise et une
mélancolie si grandes qu’en retournant en mon appartement, malgré le plaisir
que je prenais encore au luxe de mon piccolo salone (et dont l’habitude
n’avait pas pour l’instant terni l’éclat), je n’arrivais pas encore à me
réjouir du succès d’une démarche qui me tenait tant à cœur. Et ce n’est que le
lendemain soir quand Montalto fut assez bon pour me porter le laissez-passer
qui devait ouvrir nos frontières à Madame de Lichtenberg qu’un grand vent
d’allégresse tout soudain
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