L'énigme des blancs manteaux
quelques plats, comme le far, le kuign aman ou le homard au cidre. Le marquis, son parrain, ne dédaignait pas, lui non plus, se livrer à cette noble occupation qu'il disait participer des «péchés capiteux », au grand scandale du chanoine.
— Des huîtres cuites! s'exclama Nicolas. Chez nous, nous les mangeons crues.
— Fi, des bêtes fifantes !
— Et ce potage, vous le préparez comment?
Nicolas s'attendait à être chassé par la cuisinière ayant l'expérience des réactions de Fine qu'il avait dû longuement espionner pour découvrir ses recettes.
— Vous si aimable que je vais le dire. Vous prenezdeux beaux chapons, et désossez. Vous farcissez un avec chair de l'autre à laquelle vous ajoutez lard, jaunes d'œuf, sel, poivre, muscade, un paquet et des épices. J'attache le tout avec ficelle et je poche au consommé à petits bouillons. Bendant ce temps, je passe mes huîtres à la farine et les fais frire au beurre avec des champignons. Je découpe le chapon, je dispose les huîtres, j'arrose du bouillon et je sers avec un filet de citron et un peu de ciboule, bien chaud surtout.
L'enthousiasme de Nicolas n'avait plus de bornes et cela se voyait. En écoutant Catherine, l'eau lui était venue à la bouche et sa faim s'en était trouvée augmentée. Ce fut ainsi qu'il fit la conquête de Catherine Gauss, native de Colmar, ancienne cantinière à la bataille de Fontenoy, veuve d'un garde français et cuisinière du commissaire Lardin. La redoutable servante avait définitivement adopté Nicolas. Il avait déjà un allié dans la place et il se sentait rassuré par son pouvoir de séduction.
Le dîner laissa à Nicolas des souvenirs confus. La splendeur de la table avec ses cristaux, son argenterie, le damas éclatant de la nappe, lui procura un sentiment de bien-être. La chaleur de la pièce aux boiseries grises rechampies d'or et les ombres portées par la lueur des chandelles créaient une atmosphère ouatée qui, s'ajoutant à son état de faiblesse, alanguit Nicolas à qui le premier verre de vin monta à la tête. Le commissaire n'était pas là et seules sa femme et sa fille l'entouraient. Elles paraissaient avoir presque le même âge et il comprit assez vite que Louise Lardin n'était pas la mère de Marie, mais sa belle-mère, et que les deux femmes n'éprouvaient guère d'affection l'une pour l'autre. Autant la première paraissait soucieuse de manifester une autorité un peu coquette, autantl'autre demeurait réservée, observant leur invité sous ses cils baissés. L'une était grande et blonde, l'autre menue et brune.
Nicolas fut surpris de la délicatesse des mets servis. Le potage de chapons aux huîtres fut suivi d'un entremets d'œufs marbrés, d'une capilotade de perdrix, d'un blanc-manger et de beignets aux confitures. Nicolas, dont l'éducation dans ce domaine avait été bien faite, reconnut dans le vin de couleur cassis qu'on lui servait un cru de Loire, sans doute un bourgueil.
Mme Lardin l'interrogeait discrètement sur son passé. Il eut le sentiment, qu'elle souhaitait surtout éclaircir l'origine et la nature de ses relations avec M. de Sartine. La femme du commissaire avait-elle été chargée par son mari de le faire parler? Elle lui servait à boire avec tant de générosité que cette idée l'effleura, puis il n'y pensa plus. Il parla beaucoup de sa Bretagne, avec mille et un détails qui firent sourire. Le prenait-on pour un objet de curiosité, pour quelque habitant de la Perse?
Ce n'est que plus tard, en retrouvant sa mansarde, que des doutes l'envahirent: il se demanda s'il n'avait pas été trop loquace. En réalité, lui-même était si mal informé des raisons qu'avait M. de Sartine de s'intéresser à lui, qu'il se convainquit aisément que rien de compromettant n'avait pu lui échapper; Mme Lardin avait dû en être pour ses frais. Revinrent aussi à son esprit les mines irritées de Catherine quand elle servait ou écoutait Louise Lardin qui, elle-même, traitait la servante avec distance. La cuisinière marmonnait entre ses dents, l'air furibond. Lorsqu'elle servait Marie au contraire son visage s'adoucissait jusqu'à prendre par instants un air d'adoration. Ce fut sur ces constatations que le jeune homme acheva sa première journée rue des Blancs-manteaux.
Commença alors pour Nicolas une nouvelle existence, ordonnée par la succession régulière des tâches. Tôt levé, il faisait ses ablutions à grande eau dans un appentis du jardin dont, avec
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