L'énigme des blancs manteaux
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Ainsi Mauval détenait prisonnière Marie Lardin — car ce ne pouvait-être qu'elle, la « novice » ! — et il allait la céder au plus offrant. Elle serait ensuite contrainte à se livrer à un commerce infâme ou, pire, emmenée de force dans les harems du Grand Turc,ou déportée dans les colonies d'Amérique. Il était patent qu'un complot visait à la faire disparaître et, avec elle, l'héritière de Lardin, mais aussi celle, inattendue, de Descart. Oui, vraiment, l'imbroglio avait été bien préparé ! Nicolas imaginait le moment où le notaire se serait enquis de Marie pour la faire entrer en possession de ses héritages. Personne ne l'aurait trouvée. Sans nouvelles de sa belle-fille depuis son départ précipité pour Orléans, Mme Lardin se serait inquiétée. La police de M. de Sartine était réputée, mais il pouvait survenir qu'un voyageur inconnu disparût sans laisser de trace. À l'autre bout de l'itinéraire prévu, on découvrirait, comme par hasard, un message ou une lettre fabriquée qui offrirait une apparence de vraisemblance à la vocation monastique de la jeune fille. Mais, au bout du compte, on s'égarerait en suppositions sur son sort. Peu à peu, le silence retomberait, et puis viendrait l'oubli.
Un haut-le-cœur secoua soudain Nicolas. Il dut ravaler l'acidité amère qui emplissait sa bouche. Son cœur se mit à battre la chamade tandis qu'une sueur froide couvrait son front. Bourdeau se tourna vers lui et le considéra. Aucun sentiment ne se lisait sur son visage placide.
Nicolas, qui tentait de surmonter son malaise, s'interrogea, une fois de plus, sur la nature profonde de son adjoint. Il y avait bien deux Bourdeau. L'un, épicurien jovial, bon père et bon mari, offrait l'apparence lisse d'un bonhomme attaché à la routine de son état et aux menus plaisirs d'une existence simple et banale. L'autre, plus profond, recelait une capacité de secret et même de dissimulation aiguisée par une longue pratique des criminels. Le jeune homme s'interrogeait sur le mystère des êtres. Le jugement sur un homme portait sur les apparences, mais il étaitdifficile de découvrir la faille qui conduisait vers sa vérité propre. Depuis Guérande il était confronté constamment à cette question. La vérité ne transparaissait pas à travers l'innocence des visages. Le marquis de Ranreuil, Isabelle, Semacgus, Mme Lardin, Mauval et même M. de Sartine lui en avaient donné les preuves les plus éclatantes. Au mieux, les visages étaient des miroirs qui reflétaient vos propres interrogations. Ainsi toute confiance, toute amitié et tout abandon se heurtaient-ils au mur de glace des défenses adverses. Chacun était seul dans l'univers, et cette solitude était le lot de tous.
Nicolas regardait sans les voir les passants pressés de la rue. Que faisait-il lui-même, jeté dans cette ville par le hasard, et à quelle nécessité répondait cette course effrénée poursuivie depuis deux semaines contre un ennemi invisible ? Pour quelle raison le destin l'avait-il choisi, et dans quelle intention ultime, alors qu'il aurait pu demeurer à Rennes dans les tâches médiocres et rassurantes d'un clerc de notaire.
Ils avaient atteint la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Nicolas frappa sur la caisse pour arrêter la voiture. Ils étaient partis si vite du Châtelet qu'aucun plan d'attaque n'avait été préparé. Bourdeau avait respecté sa rêverie. Désormais, il fallait aviser.
— Je connais bien cette maison, dit Nicolas, exagérant un peu. Si Mauval est là, nous devons nous méfier car l'homme est dangereux. Le mieux est que j'entre seul au Dauphin couronné en essayant de ne pas donner l'éveil.
— Il est hors de question que je vous lâche, répondit Bourdeau. Nous ferions mieux d'attendre ici du renfort. Rappelez-vous ce qui est advenu au faubourgSaint-Marcel. Ne commettons pas deux fois la même erreur. Attendons les exempts.
— Non, le temps presse et il faut profiter de l'effet de surprise. Vous êtes l'élément principal de mon plan. Je sais, par la Satin, que la maison possède une issue secrète donnant sur le jardin. Vous irez vous y poster. Si Mauval est ici, il évitera l'affrontement direct. Il nous a glissé entre les mains ce matin et doit tenir pour assuré que nous sommes en nombre. Donc, il cherchera à s'enfuir par les arrières. C'est là que vous le pincerez. C'est pour vous que je m'inquiète. Soyez sur vos gardes, l'espèce est traîtresse
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