L'énigme des blancs manteaux
fouet dirigeait les chevaux, quatre bêtes formidables que j'avais achetées la veille pour 432 livres. C'est moi qui donnai le signal des opérations. Les chevaux partirent dans quatre directions opposées, mais les attaches du corps tenaient ferme et les membres s'allongeaient démesurément, tandis que le patient faisait entendre un hurlement atroce. Au bout d'une demi-heure, je dus ordonner qu'on fasse changer de direction aux deux chevauxqui étaient attachés aux jambes afin de faire subir au condamné ce que nous appelons dans la profession « l'écart de Scaramouche ». Pour cela, les quatre chevaux devaient tirer parallèlement dans la même direction. Enfin, les os des fémurs se déboîtèrent, mais les membres continuèrent à s'étirer sans se rompre. Au bout d'une heure, les chevaux étaient si fatigués que l'un d'eux s'abattit et que les aides eurent le plus grand mal à le faire se relever. Je me concertai avec mon oncle Gilbert. On décida de les aiguillonner par le fouet et par les cris. Ils repartirent à la tâche. Dans la foule, des spectateurs s'évanouissaient, notamment le curé de Saint-Paul qui récitait la prière des agonisants. D'autres, hélas, prenaient plaisir à ce sacrifice 14 .
Il s'arrêta, le regard fixé sur le sol.
— N'y avait-il pas moyen, demanda Nicolas, d'abréger les souffrances du condamné, tout en respectant les formes de la loi?
— C'est ce que je me décidai de faire. Je chargeai M. Boyer, le chirurgien de service, de courir à l'Hôtel de Ville dire aux juges que le démembrement était impossible, que rien ne pouvait être attendu si l'on n'emportait pas les gros nerfs. Je sollicitai donc l'autorisation de les faire trancher. Boyer revint, ayant emporté l'assentiment des magistrats. Le problème se posa alors de trouver l'instrument nécessaire. Il fallait rechercher un couteau aiguisé pour trancher dans la chair, à la manière des bouchers. Le temps pressait et j'ordonnai à Legris, un de mes valets, de prendre une hache et de tailler à la jointure des membres. Il fut inondé de sang. Je fis repartir le quadrige. Les chevaux, pour le coup, emportèrent deux bras et une jambe. Cependant Damiens respirait encore. Ses cheveux s'étaient dressés sur sa tête et passèrent du noir au blanc en quelques instants; son tronc se convulsaitet ses lèvres tentaient de dire quelque chose, qu'aucun d'entre nous n'entendit. Il respirait encore, messieurs, quand il fut jeté dans le bûcher. C'est pourquoi, depuis, n'ayant rien oublié de ce jour funeste, j'ai décidé d'étudier l'anatomie et le fonctionnement du corps humain, afin de remplir ma tâche le mieux possible, sans excès inutile de cruauté. Je prie, chaque jour, le ciel, messieurs, que plus jamais un Français ne porte la main sur la personne sacrée de nos rois. Je ne veux pas revivre tout cela 15 .
Un long silence suivit cette déclaration. Ce fut Sanson lui-même qui le rompit en s'approchant de la table.
— Je m'étais permis, avant votre arrivée, d'examiner les restes que vos deux bonnets carrés ont si prestement classés dans leur registre habituel. Je comprends votre désappointement et vais tenter de vous ouvrir quelques voies. Premièrement, je puis vous dire, sans risque de me tromper, que l'état de ce corps n'est pas dû au gel. Celui-ci, tout au plus, dessèche et fixe l'état dans lequel le corps se trouvait à l'origine. En fait, il a été dévoré par des bêtes de proie, rats, chiens et corbeaux.
Il se retourna et les invita à se rapprocher.
— Voyez ce qu'il reste de cet os d'une jambe. Ce morceau a été broyé par une mâchoire puissante, celle d'un chien ou d'un loup. En revanche, le tronc, presque intact, a été rongé par des milliers de petites dents — les rats. Si vous observez maintenant la tête, vous pouvez encore apercevoir les coups des becs acérés. Les corbeaux, messieurs. Le lieu où vous avez retrouvé le corps est un élément de plus qui recoupe ces faits indubitables et la lecture que nous en faisons.
— Et la tête, qu'en pouvez-vous dire, monsieur? demanda Nicolas.
— Beaucoup de choses. Tout d'abord, qu'il s'agit d'un homme. Considérez ici, à la base de la boîte crânienne, ces deux éminences osseuses que nous appelons apophyses. Chez l'enfant et chez la femme, elles sont peu marquées. La tête de l'enfant se reconnaît, en outre, à ses fontanelles, non encore ou pas suffisamment fermées, et à sa dentition incomplète. Or, nous sommes devant
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