L'énigme des blancs manteaux
une tête d'individu dans sa maturité: voyez que je peux la saisir par les deux apophyses et la soulever. Il s'agit donc d'un homme. En outre, comme vous l'aviez vous-même observé, monsieur Le Floch, la mâchoire a été brisée, un morceau en a été emporté par les bêtes de proie et la partie qui subsiste possède une brisure franche due à un outil d'acier ou de fer, épée ou hache. Croyez-m'en. Enfin, la vermine ne dévorant pas les cheveux, la victime ne pouvait être que chauve ou scalpée, à la manière des Iroquois, mais la chose paraît peu vraisemblable. Toutefois, je ne m'explique pas la tache noire au sommet du crâne.
Nicolas et Bourdeau ne cachaient plus leur admiration.
— Et le tronc?
— Même observation, il a été séparé du corps par un instrument tranchant, le même vraisemblablement qui a fracassé la mâchoire. Il est vide d'organes, ne subsistent que quelques lambeaux desséchés. La cavitate pectoris est également vide de sang, même coagulé. Le cadavre était donc vidé de son sang quand il a été déposé à Montfaucon. Voulez-vous mes conclusions?
— Monsieur, nous vous en prions.
— Nous sommes en présence des restes d'unindividu chauve, de sexe masculin, dans la force de l'âge. Il a sans doute été tué par une arme tranchante ou piquante. Lorsqu'il a été déposé à Montfaucon, il avait été découpé auparavant au moins en deux parties, sinon vous eussiez remarqué un flot de sang sur le sol. Le corps, ou ce qu'il en restait, a été maltraité par les bêtes ignobles, lesquelles ont dispersé nombre de pièces anatomiques qui manquent. La chose n'est pas étonnante, nous savons que la carcasse d'un cheval est, en ce lieu immonde, décapée en une nuit. La mâchoire a été volontairement fracassée. Enfin, permettez-moi, messieurs, de vous rappeler ce que vous aviez vous-mêmes constaté: les vêtements n'enveloppaient pas les restes. Je crois que le mort ne pouvait pas les porter au moment de son assassinat, autrement ils eussent été bien plus largement imprégnés de sang. Enfin, je crois que votre hypothèse est la bonne: ce corps mutilé a été recouvert par la neige et le gel qui l'ont conservé jusqu'aujourd'hui dans un état que je qualifierais de fraîcheur — la teinte rouge sombre en est la preuve. Le processus de décomposition n'a commencé que depuis que vous l'avez fait déposer à la Basse-Geôle. Je peux toujours me tromper, mais je crois que l'homme, dont nous avons ici les restes, a bien été assassiné dans la nuit de vendredi à samedi, puis abandonné à Montfaucon immédiatement avant que tombe la neige du carnaval.
— Je ne sais, monsieur, comment vous remercier de votre aide et vous dire...
— Vous l'avez déjà fait en m'écoutant et en me serrant la main. Messieurs, je vous salue et demeure votre serviteur si vous veniez à souhaiter consulter mes pauvres connaissances.
Il s'inclina et sortit. Nicolas et Bourdeau se regardèrent.
— Voilà un moment que je n'oublierai pas, dit l'inspecteur. Ce petit jeune homme m'a étonné. La jeunesse, décidément, me surprend par le temps qui court.
— Monsieur Bourdeau, vous êtes un flatteur.
— Il nous a réglé la chose en deux temps trois mouvements. Il s'agit bien de Lardin : un homme chauve, force de l'âge, la canne, le pourpoint de cuir. Que vous en semble?
— Tout concourt, en effet, à rassembler un faisceau de présomptions qui nous entraîne naturellement vers cette hypothèse.
— Vous devenez bien prudent!
Nicolas était à l'écoute d'une voix secrète qui l'engageait à la réflexion. Elle lui soufflait que l'apparence ne conduisait pas toujours à la vérité. Il regrettait que tout cela devînt soudain trop simple, que tout parût s'imbriquer comme dans une construction. Il ressentait une sorte d'enfermement de son esprit qui se rebellait contre les certitudes, alors que tant d'éléments du drame demeuraient encore obscurs. Il songea soudain à ce qu'il avait découvert dans la poche du pourpoint de cuir et, fiévreusement, sous le regard interloqué de Bourdeau, déposa sur la table une feuille de papier plié et une pièce de métal.
— D'où sortez-vous tout cet attirail? demanda l'inspecteur.
— Du pourpoint du mort.
— De celui de Lardin ?
— Celui du mort, pour le moment. Ceci est un morceau de billet déchiré, sans cachet ni adresse.
Nicolas se mit à lire.
pour vous assurer de mes respects et pour personne qui surpasse infiniment celle
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