L'énigme des blancs manteaux
tenant ces fils fragiles. La fin des hostilités avec l'ennemi Habsbourg était considérée comme un chef-d'œuvre exemplaire de prudence et de politique. Que ne disait-onpas? Que la paix serait fondée et que l'alliance l'affermirait! « On » s'est empressé de graver des pierres et des médailles... C'était sans compter avec les Anglais et ce « Salomon du nord 28 », tant vanté par M. de Voltaire, pour qui le sang français versé est prétexte à églogues.
— La guerre avec l'Angleterre n'a pas dépendu de nous, observa Sartine.
— C'est bien vrai, il ne nous ont pas laissé le choix. Des pirates, oui des pirates...
Le bruit d'un poing martelant le rebord du bureau fit sursauter Nicolas, qui se demandait s'il devait ou non signaler sa présence.
— Ils nous ont saisi trois cents navires et enlevé six mille marins, sans déclaration, reprit la voix aigre. Et aujourd'hui, notre marine, vous le savez, est entre les mains d'un incapable. Ce Berryer, votre prédécesseur, qui s'est forgé une réputation auprès de la bonne dame, en caressant ses marottes, en lui rapportant les ragots de la ville et en déjouant d'imaginaires complots, est ministre en charge de ce département. Et M. de Choiseul a voulu un débarquement en Écosse. Un mien ami, qui a servi sur les vaisseaux du roi, m'avait démontré, cartes en main, l'inanité d'un tel projet. De plus...
L'une des perruques disparut, la voix se fit confidentielle.
— De plus, nous étions trahis.
— Comment cela, trahis?
— Oui, Sartine. L'un de mes collègues, commis aux Affaires étrangères, vendait nos plans aux Anglais.
— A-t-il été arrêté?
— Que non! Il ne fallait pas donner l'éveil à Londres. Nous le contrôlons maintenant, mais c'esttrop tard. Le mal est fait, le désastre a eu lieu et nous avons encore des vaisseaux de ligne bloqués dans l'estuaire de la Vilaine par la croisière anglaise.
Nicolas se souvint que, dans une de ses dernières lettres, le chanoine Le Floch lui avait conté être allé, avec le marquis de Ranreuil, voir les bateaux français à l'ancre du côté de Tréhiguier.
— Mon ami, demanda Sartine à voix basse, cette trahison a-t-elle un lien avec l'affaire qui nous occupe?
— Je ne le crois pas, mais le résultat serait le même. La situation est telle que rien ne doit venir compromettre les intérêts de Sa Majesté ou ceux de son entourage. Hélas, depuis notre défaite à Rossbach 29 , il convient de ne rien négliger. On a pris le roi de Prusse pour un imbécile et un inconséquent, et voyez le résultat. Tout fut gâché le jour où ce pillard de Richelieu — vous savez que ses soldats l'appellent « le père la maraude » — négocia avec Frédéric au lieu de l'écraser.
— Vous êtes injuste avec le vainqueur de Port Mahon.
— À quel prix, Sartine, à quel prix! L'attitude du maréchal en Allemagne a été pire qu'une trahison, c'était de la bêtise. Voilà ce qui arrive, quand on laisse une femme diriger les affaires de son boudoir. La bonne dame voulait laisser à son ami Soubise tout le mérite d'une probable victoire sur Frédéric. Quel autre résultat voulez-vous espérer d'une tactique préparée à trois cents lieues du champ de bataille par son protégé et munitionnaire aux armées, Paris-Duverney 30 ? Depuis, succès et revers alternent avec une désespérante régularité. Et pour quoi, pour quels enjeux, désormais? Je suis las et triste.
— Allons, allons, vous ne m'avez pas accoutumé à cela. Nous finirons par l'emporter et le roi...
— Parlons-en! Vous qui le rencontrez, comment le trouvez-vous?
— Je l'ai vu à mon audience hebdomadaire, dimanche soir à Versailles. Il m'est apparu également bien las et triste. Il avait le visage bouffi, le teint jaune...
— Les petits soupers, les venaisons, le vin... Ce n'est plus de son âge.
— L'humeur était morose, reprit Sartine. Il ne prêtait même pas attention aux petites anecdotes galantes pour lesquelles il a tant de goût et dont je lui apporte toujours de nouvelles. Ce soir-là, ce n'était que considérations sur des morts récentes, de préférence subites, prières des agonisants et autres sujets funèbres. Cela tourne souvent à l'obsession, chez Sa Majesté.
— Surtout depuis l'attentat.
— Vous êtes dans le vrai. Vous connaissez la réponse qu'il fit à La Martinière, son médecin, venu sonder la plaie faite par le canif de Damiens et qui le rassurait en lui disant que la blessure n'était pas
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