L'énigme des blancs manteaux
monsieur, si j'ai le malheur de vous avoir déplu, ou si je ne jouis plus de votre confiance, il ne me reste plus qu'à repartir dans ma province. Auparavant, je tiens toutefois à vous dire ceci. Sans famille et avec des appuis incertains, écarté brutalement d'un office modeste qui me satisfaisait, j'ai été jeté dans Paris. Vous m'avez accueilli avec bonté et pris à votre service. Ma reconnaissance vous est due. Vous m'avez placé auprès de Lardin dans des conditions qui auraient suggéré au plus imbécile que vous souhaitiez le faire surveiller. Vous m'avez chargé d'une mission par beaucoup d'endroits extraordinaire : enquêter sur la disparition de Lardin. Mais, ce que j'ai été contraint d'entendre à l'instant m'a éclairé sur ce point; vous ne m'avez accordé nulle confiance et n'êtes pas entré avec moi dans vos arrière-pensées. Je sais que l'incertitude est la marque de la subordination, vous me l'avez appris, mais comprenez bien que je suis parti à l'aveuglette, sans aucune information qui m'aurait pu éviter certains pièges. Avant de prendre congé de vous, je crois utile, monsieur, de vous faire un dernier rapport.
Le lieutenant général ne manifestait toujours aucune réaction.
— Le commissaire avait disparu, reprit Nicolas, et vous m'aviez donné pleins pouvoirs pour le retrouver. Que savons-nous à ce jour? Lardin devait assister, le soir de sa disparition, à une partie fine au Dauphin couronné; en même temps que son ami, le docteur Semacgus. Une querelle a opposé le commissaire à Descart, cousin de sa femme. On découvre aussi, en enquêtant sur le même Descart, l'animosité qui l'oppose à Semacgus — rivalités de médecins ou autres. Que Descart dissimule sa présence à la soirée chez la Paulet. Survient la vieille Émilie, marchande de soupe, qui, par son récit effroyable, nous conduit à Montfaucon. Le transport de justice au Grand Équarrissage est surveillé par un mystérieux cavalier. L'examen des fragments de corps trouvés dans la neige n'emporte la certitude ni dans un sens ni dans un autre. Le cadavre découvert demeure méconnaissable, mais la canne et le pourpoint de Lardin sont ramassés à ses côtés. Nos observations permettent de douter du lieu du crime. Dans le pourpoint, un fragment de lettre de la Paulet et un jeton de bordel sont trouvés. Ces indices pourraient avoir été arrachés lors de la rixe avec Lardin. Je poursuis mon enquête, trompe la vigilance de la Paulet, apprends que le commissaire Camusot et Mauval font chanter Lardin sur de grosses dettes au jeu. Ainsi, l'enquête de Lardin sur Camusot ne pouvait que tourner court. Je découvre que Lardin est un habitué du Dauphin couronné, tout comme Descart, qu'il y a trouvé sa femme, alors « pensionnaire », et que celle-ci le ruine et le trompe : elle est notamment la maîtresse de son cousin, le docteur Descart. Enfin, il se confirme que Lardin avait fait inviter Descart par la Paulet, à la soirée durant laquelle il disparaît. J'apprends, en outre, que le docteur Semacgus n'a pas passé la nuit avec unefille du bordel et que son serviteur nègre, Saint-Louis, a également disparu. Voilà, monsieur, avec deux agressions commises sur la personne de votre représentant, le résumé d'une enquête que je confie à votre réflexion. Je découvre aujourd'hui que je n'étais entre vos mains qu'un instrument : je ne savais pas ce que je cherchais ni quel lièvre je devais courir. J'ose supposer que vous avez de hautes raisons pour me traiter de la sorte. Monsieur, je vous demande mon congé, en vous priant de croire que je demeure votre très humble, très obéissant et très reconnaissant serviteur.
En dépit de son émotion et du sang qui martelait ses tempes, Nicolas se sentit libéré par son discours. L'étau qui comprimait sa poitrine s'était peu à peu desserré au fur et à mesure que s'envolaient les mots irréparables. Ce qu'il éprouvait, en cet instant n'était pas éloigné de la jubilation. Si précis qu'eût été le résumé de son enquête, il avait laissé de côté certains détails. Il n'en était pas autrement fier; cette petitesse ne le grandissait pas à ses yeux, mais, ayant brûlé ses vaisseaux, c'était sa petite vengeance, sa réponse à l'humiliation ressentie. Il éprouvait toujours une colère sourde d'avoir été considéré comme un poids négligeable par un homme qu'il respectait et qui lui avait confié une tâche à laquelle il s'était consacré corps
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