L'énigme des blancs manteaux
part. La profession était régie par des règlements et par les usages d'une corporation jalouse de ses droits et de ses privilèges. Il avait appris avec surprise que les prix étaient fixés par le lieutenant général de police, selon les cours du bétail sur pieds. Les poids de vente et leur véracité étaient également vérifiés par l'administration. Nicolas avait eu ainsi à connaître de quelques affaires. Lapolice organisait la répression des « mercandiers » qui colportaient la viande à la sauvette, sans qu'on sache exactement sa provenance. Les bouchers assuraient toujours qu'il s'agissait de viande volée, avariée et malsaine — accusations auxquelles les mercandiers rétorquaient qu'ils avaient leur clientèle et qu'ils vendaient moins cher que les maîtres bouchers membres des jurandes. Il avait eu également à traiter des innombrables contestations opposant les services du lieutenant général de police, les bouchers et leur clientèle. L'éternel problème des « réjouissances » agitait le petit peuple des quartiers et des faubourgs. Il s'indignait particulièrement de voir vendues les parties non comestibles avec celles qui l'étaient.
Un ruisseau de sang à demi gelé dans la rue indiqua à Nicolas qu'il avait atteint son but. Il franchit une porte cochère qui donnait sur une allée ouverte desservant des étals de viande. Dans la cour qui suivait, s'ouvraient un abattoir, un échaudoir, un fondoir et, plus loin encore, des étables contenant bovins et moutons. Les bouchers se chargeaient de la préparation et de la vente des abats, parties que le peuple appréciait pour la modicité de leur prix.
M. Desporges, chez qui Nicolas venait chercher pitance, avait loué un petit local à une tripière qui accueillait le client affamé autour de quelques tables bordées de bancs. Elle y servait tripes, abats, pieds, foies, poumons et rates traités de toutes sortes de manières. Nicolas commanda une écuelle de gras-double dont il raffolait, mais la tenancière, la mère Morel, subissant, comme d'autres, la séduction du jeune homme, lui conseilla, à mots couverts, d'essayer une autre de ses spécialités, la fricassée de pieds de porc. Elle en usait avec discrétion, car elle n'avait pas le droit de servir la chair de cet animal dont lavente était expressément réservée aux charcutiers. Les pieds étaient cuits dans le bouillon du pot afin, disait-elle, de les rendre plus douillets. Après, les os se détachaient d'eux-mêmes. Il convenait alors d'assaisonner d'épices et d'oignons hachés et de faire frire le tout dans le lard et le beurre fondu, presque roux. Il fallait ensuite fricasser, d'une main ferme et rapide, en agitant une vingtaine de fois. Une louche du bouillon devait mouiller l'ensemble réduit l'espace de deux ou trois Paters. Avant de servir, il était essentiel de délayer un peu de moutarde dans du verjus et du vinaigre pour faire liaison avant de servir le tout chaudement. Ce qui fut dit fut fait et Nicolas céda si bien au conseil qu'il en reprit trois fois. Il se sentait rasséréné, réchauffé et prêt à affronter un notaire. Ces nourritures triviales lui procuraient toujours un surcroît d'énergie. Il aimait les habitudes du peuple. Il s'y était souvent mêlé et une partie de son charme tenait à ce qu'il usait des mots justes et d'attitudes qui, sans effort, lui attiraient des fidélités et des dévouements auxquels il ne prêtait pas toujours attention.
Il avait eu raison de reprendre des forces. M e Duport était de cette race d'importants qui ne s'en laisse pas conter facilement. Il commença par opposer un refus net aux courtoises interrogations de Nicolas sur l'état de fortune de Descart et sur l'existence d'un testament. Le tabellion faillit même appeler ses clercs pour jeter l'intrus à la rue. Nicolas dut se résigner — il eût préféré en imposer à son interlocuteur par sa propre autorité — à brandir la commission de M. de Sartine, après quoi le notaire se résigna à répondre, avec beaucoup de mauvaise grâce, aux questions de Nicolas. Oui, M. Descart était possesseurd'une importante fortune constituée en terres et fermes situées dans le Hurepoix, à Saint-Sulpice de Favières, ainsi qu'en rentes sur l'Hôtel de Ville. Il disposait, en outre, de sommes d'argent déposées chez un banquier. Oui, il avait bien rédigé ses dernières volontés, il n'y avait pas très longtemps, à la fin de 1760. Elles désignaient, comme
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