L'énigme des blancs manteaux
reprenait et les mots d'Isabelle revêtaient aussitôt un autre sens. Il finit par décider de remettre à plus tard ce débat avec lui-même et, après avoir erré un moment, la tête perdue, il se retrouva devant l'Hôtel de Ville.
Il avait gaspillé beaucoup de temps avec ces vaines songeries. Il s'en voulut, puis décida que rien, au fond, ne le pressait en cet instant. Il choisit de prendre au plus long et, laissant l'Hôtel de Ville à sa gauche, il longea le fleuve, gagna l'église Saint-Gervais, dédaigna l'agitation du marché Saint- Jean pour rejoindre l'entrée de la rue Vieille-du-Temple. L'échoppe de maître Vachon, maître tailleur, ne donnait pas sur la rue. Il fallait franchir la porte cochère d'un vieil hôtel particulier dont les propriétaires avaient été contraints, par le malheur des temps, à louer les communs et le rez-de-chaussée à des artisans. Le maître des lieux avait naguère expliqué à Nicolas que sa réputation d'artiste n'étant plus à faire, la discrétion forcée de sa boutique qui s'ouvrait sur une cour pavée était devenue un avantage aux yeux de ses riches pratiques. Les voitures pouvaient déposer leurs occupants à la porte du tailleur, sans que ceux-ci fussent importunés par la curiosité populaire, ni obligés de se souiller dans la boue fangeuse de la rue.
La visite de Nicolas avait plusieurs objectifs. D'une part, il souhaitait renouveler une garde-robe qui commençait à s'user et qui avait été diminuée par la perte des vêtements abandonnés à Saint-Eustache et, d'autre part, il entendait faire parler M. Vachon sur les habitudes d'une autre de ses pratiques, le commissaire Lardin.
Quand Nicolas eut poussé la porte, il fut frappé par les inconvénients intérieurs de la situation de la boutique. L'obscurité devait être combattue par la multiplication des lumières dans l'atelier et l'on ne parvenait à remédier à cet inconvénient qu'à grand renfort de chandelles. Ainsi, ce temple de l'élégance apparaissait-il au chaland non prévenu comme une chapelle brillamment illuminée. Maître Vachon, vêtu de drap gris, discourait avec force tout en frappant le sol d'une de ces cannes en usage au siècle précédent. Son propos s'adressait à trois apprentis qui, noyés dans des flots de tissus, cousaient assis en tailleur sur le comptoir de chêne clair.
— Époque maudite où le roi tolère cette sotte engeance financière ! clamait Vachon. Il a suffi qu'un contrôleur général des Finances nous accable d'impôts excessifs pour que se déchaînent d'imbéciles réactions. On tombe d'accord pour juger et décider que tout le monde est désormais à la gêne. Chacun devient alors d'une excessive mesquinerie, non pour prouver que le ministre a tort, mais pour se moquer. Et comme en France la mode est maîtresse des esprits, chacun y va de sa surenchère. Plus de plis, messieurs, plus de goussets, plus d'ornements : l'ampleur disparue, la basque écourtée, le devant échancré pour gagner du flot... L'aiguillée, étourdi ! L'aiguillée plus longue ! Je ne cesse de vous le répéter, mais c'est comme si je le chantais...
Il tonnait devant l'un des apprentis qui, sous l'orage, se tassait jusqu'à presque disparaître au milieu du satin.
— Et les broderies ? Là aussi, économie, pour ne pas dire avarice ! Les maîtres joailliers se désespèrent, les pierres sont remplacées par de vulgaires paillettes, du verre aventuriné 47 et du strass, cettedésastreuse invention étrangère 48 . Ah ! misère... Mille grâces à M. de Silhouette 49 ! Nous le pendrons en effigie, comme enseigne à nos boutiques, Les métiers le maudissent et... Mais, c'est M. Le Floch qui nous fait l'honneur de sa visite.
M. Vachon s'inclina et son vieux visage jauni s'éclaira d'un sourire charmant. C'était un grand homme mince, dans les soixante ans, et la force de sa voix surprenait toujours, émanant d'un corps si maigre.
— Maître Vachon, je vous salue, dit Nicolas, et constate que la santé est bonne, si j'en juge par votre ardeur.
— De grâce, ne me trahissez pas. Vous savez la susceptibilité du négoce quand ses intérêts sont en cause.
— Loin de moi une telle pensée. Je viens pour renouveler un peu ma garde-robe. J'envisage un habit pour le jour, solide et résistant, un manteau, des culottes et peut-être aussi quelque chose de plus relevé, de plus élégant, à porter indifféremment à la ville ou à l'Opéra. Mais, vous savez ces choses mieux que moi
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