L'ennemi de Dieu
répondis-je d’un ton hargneux.
Ils étaient
quarante contre trois. Les quarante avancèrent lentement en traînant les pieds,
nous observant d’un air prudent de sous le bord de leurs casques. Ils ne
portaient ni lances ni épées. Ils ne venaient pas nous tuer, mais nous
immobiliser.
Et Culhwch et
moi chargeâmes. Cela faisait des années que je n’avais pas eu à enfoncer un mur
de boucliers, mais la vieille furie s’empara de moi tandis que je hurlai le nom
de Bel puis criai le nom de Ceinwyn en pointant Hywelbane vers les yeux d’un
homme qui fit un pas de côté.
Je donnai un
puissant coup d’épaule à la jonction de son bouclier et de celui de son voisin.
Le mur céda. Je poussai un cri de triomphe, frappai un homme à la nuque, puis
me ruai en avant pour élargir la brèche. En pleine bataille, mes hommes se
seraient pressés derrière moi pour inonder le sol de sang ennemi. Mais je n’avais
aucun homme derrière moi ni aucune arme face à moi. Rien que des boucliers,
toujours plus de boucliers, et j’avais beau tourner en rond en faisant siffler
ma lame, ces boucliers se refermèrent inexorablement autour de moi. Je n’osai
tuer le moindre lancier : c’eût été déshonorant après qu’ils eurent si
ostensiblement jeté leurs armes. J’en étais donc réduit à essayer de leur faire
peur. Mais ils savaient que je ne tuerais pas et le cercle se referma sur moi
au point qu’Hywelbane se trouva bientôt immobilisée au milieu d’un cercle de
boucliers de fer. Et soudain, je sentis la pression des boucliers du Kernow.
J’entendis Arthur
aboyer un ordre et devinai que les lanciers de Culhwch et les miens avaient
voulu venir en aide à leurs seigneurs. Mais Arthur les retint. Il ne voulait
pas d’un carnage, d’une guerre entre le Kernow et la Dumnonie. Il voulait juste
en finir avec cette sinistre histoire.
Culhwch s’était
laissé piéger, comme moi. Il enrageait contre ceux qui l’avaient capturé, les
traitant de mômes, de chiens et de vermisseaux, mais les hommes du Kernow
avaient reçu des ordres. Ils ne devaient pas nous blesser, mais juste nous
immobiliser dans l’étau de leurs boucliers. Comme Iseult, nous en serions
réduits à voir le champion du Kernow avancer, son épée baissée, et saluer son
prince.
Tristan savait
qu’il allait mourir. Il avait retiré le ruban de ses cheveux pour le nouer à la
lame de son épée. Il embrassa le ruban, tendit sa lame, toucha l’épée du
champion et allongea un coup droit.
Cyllan para.
La palissade renvoya l’écho du choc des épées. Tristan attaqua une deuxième
fois, frappant d’estoc et de taille, mais Cyllan para de nouveau. Il le fit
sans mal, presque d’un air las. À deux reprises encore, Tristan repassa à l’attaque,
puis il multiplia les coups droits et de travers, frappant du plus vite qu’il
pouvait pour essayer d’user la défense de Cyllan. Mais il ne réussit qu’à se
fatiguer le bras. Il s’arrêta un instant pour reprendre sa respiration et
recula d’un pas. C’est ce moment que le champion choisit pour se fendre.
Une botte bien
exécutée. Une jolie botte même, si l’on aime à voir une épée bien utilisée. Et
un coup droit miséricordieux, car Cyllan prit l’âme de Tristan en un clin d’œil.
Le prince n’eut même pas le temps de jeter un dernier regard à sa maîtresse
dans l’encadrement de la porte ombragée de la salle. Il se contenta de regarder
fixement son meurtrier, et le sang jaillit de sa gorge tranchée pour inonder sa
chemise blanche. Son épée retomba alors qu’il suffoquait. Son âme s’enfuit. Il
s’effondra.
« Justice
est faite, Seigneur Roi », annonça tristement Cyllan avant de retirer sa
lame du cou de Tristan et de s’éloigner. Les lanciers qui m’entouraient sans
oser croiser mon regard se retirèrent. Je levai Hywelbane, mais la vue de sa
lame grise était brouillée par mes larmes. J’entendis Iseult hurler tandis que
les hommes de son mari trucidaient les six lanciers qui avaient accompagné
Tristan et s’emparaient maintenant de leur reine. Je fermai les yeux.
Je ne regardai
pas Arthur. Je ne lui adressai pas la parole. Je dirigeai mes pas vers le
promontoire pour prier mes dieux et les supplier de revenir en Bretagne. Et,
pendant que je priais, les hommes du Kernow entraînaient Iseult vers le lac où
attendaient les deux navires. Mais ce n’était pas pour ramener au Kernow la
princesse des Uí Liatháin, cette enfant de quinze printemps qui
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