L'Entreprise des Indes
assauts qui allaient sous peu ravager
mon âme et ruiner ma sérénité, je partis pour l’église.
La messe commença.
Difficile de prier dans ma situation : assis au premier
rang, entre le Vice-Roi Diego et sa femme Marie de Tolède, j’avais tous les
regards tournés vers moi. Que Dieu me pardonne. Plutôt que m’adresser à Lui et
à Lui seul, je ne cessais de répondre aux saluts. Soudain, je sursautai. Un
dominicain était monté en chaire et commençait son prône :
Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette
île…
Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette
île […] cette voix dit que vous êtes tous en état de péché mortel à cause de la
cruauté et de la tyrannie dont vous usez à l’égard de ce peuple innocent.
De phrase en phrase, la voix gagnait en force et les mots se
détachaient mieux. On aurait dit qu’ils se changeaient en autant de pierres
lancées à nos visages.
Dites-moi, en vertu de quel droit et de quelle justice
maintenez-vous ces Indiens dans une servitude si cruelle et si horrible ?
Qui vous a autorisés à faire des guerres aussi détestables à ces peuples qui
vivaient paisiblement dans leur pays, où ils ont péri en quantité infinie ?[…]
Pourquoi les maintenez-vous dans un tel état d’oppression et d’épuisement, sans
leur donner à manger ni les soigner dans les maladies dont ils souffrent et
meurent à cause du travail excessif que vous exigez d’eux, en les tuant tout
bonnement pour extraire l’or jour après jour ?… Ces Indiens, ne sont-ce
pas des hommes ? N’ont-ils point une raison et une âme ? N’êtes-vous
pas tenus de les aimer comme vous-mêmes ?[…] Pourquoi êtes-vous plongés
dans un sommeil léthargique aussi profond ? Tenez pour certain que dans l’état
où vous vous trouvez vous ne pourrez pas plus vous sauver que les Maures et les
Turcs qui refusent la foi de Jésus-Christ.
Tel fut ce jour-là le sermon du frère Antonio de Montesinos.
Devant toutes les autorités d’Hispañola et tous les encomenderos, ces
Espagnols à qui l’on avait donné les terres des Indiens en même temps que les
Indiens pour les cultiver.
La stupéfaction de l’assistance fit vite place à la colère.
Les regards allaient, venaient entre ce prédicateur qui
enchaînait ces terribles paroles et le Vice-Roi qui tentait de conserver un
semblant d’impassibilité.
Il fallut toute l’autorité du prêtre officiant pour que la
messe s’achève sans révolte des fidèles.
Sitôt retourné dans notre palais, le Vice-Roi convoqua ce
dominicain dont personne n’avait jusque-là entendu parler et lui tint le
langage paternel suivant : chacun d’entre nous, s’il est mal informé, peut
se trouver entraîné à proférer des contrevérités. Comment tenir rigueur à celui
qui est plongé dans l’erreur du fait d’une information imparfaite ? En l’espèce,
l’information qui manquait était que le travail des Indiens était nécessaire à
la bonne exploitation de l’île, donc à la gloire de l’Espagne. Conséquemment,
le prédicateur, dont chacun, d’ailleurs, admirait le talent et comprenait l’émoi,
ne pourrait, dimanche prochain, maintenant qu’il était complètement informé,
que prononcer un sermon d’une tout autre nature que le précédent, et qui
redonnerait à la population une paix à laquelle Sa Majesté le Roi était
particulièrement attachée…
Sans lui laisser le temps de répondre, Diego me présenta :
Bartolomé, mon oncle, frère de l’Amiral et premier gouverneur de cette île dans
les années 1496 à 1500.
Montesinos sursauta.
Il me regarda droit dans les yeux et ne prononça qu’un seul
mot :
— Pourquoi ?
Déjà le Vice-Roi le poussait dehors.
— Je compte sur vous, frère Antonio. Les équilibres
sont ici fragiles. Chacun doit rester à sa place.
Comme Montesinos ouvrait la bouche pour répondre, il fut
renvoyé. Et, dans la haute société espagnole, chacun attendit la messe du
prochain dimanche avec confiance, persuadé que l’incident était clos.
*
* *
De toute la semaine, ce « pourquoi » ne me quitta
pas. Chaque fois, je l’écartais de ma tête. Chaque fois, il revenait, telle une
guêpe acharnée, chaque fois précédé de la même vision : les deux yeux
profonds du prédicateur.
Et la nuit, derrière les bruits familiers du port, j’entendais
un son que je ne connaissais pas, comme le frottement d’une roue sur
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