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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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jours, j’ai vu naître son idée et grandir sa fièvre.
    C’est cette naissance, c’est sa folie que je vais raconter.
Peut-être le germe de notre cruauté future se trouvait-il déjà dans cette
fièvre de savoir ?
    Jérôme, à ton poste ! Nous prenons la mer !
    Plutôt nous gagnons Lisbonne, où tout a commencé.

 
     
     
     
     
     
I
La curiosité

 
     
     
     
     
    Je suis né à Gênes, qui est une prison naturelle. De trois
côtés, vous vous heurtez à la montagne. Reste le quatrième : la mer. C’est
par elle que les habitants s’échappent, chacun à sa manière. Les uns
commercent, les autres naviguent. Je crois que les tout premiers pas de mon
frère l’ont conduit au port.
    Moi, j’ai mis plus de temps à m’enfuir.
     
    *
    *  *
     
    — Pourquoi t’embaucherais-je ?
    Ainsi, par cette question aussi méprisante que légitime, m’accueillit
le royaume de Portugal en ce printemps 1469. Je n’avais pas seize ans. Je m’étais
contenté de suivre le flux : de l’Europe entière on accourait vers
Lisbonne. Soit qu’on vous ait chassé de votre domicile, comme les savants juifs
de Majorque, soudain jugés indésirables par le Roi de Catalogne. Soit que vos
connaissances aient intéressé les monarques portugais, qui avaient les moyens
(sonnants et trébuchants) de vous attirer. J’entrais, à l’évidence, dans une
catégorie plus subalterne. J’avais entendu un client de mon père, aussi gros
buveur que bien renseigné, raconter qu’une forte colonie de Génois s’était
installée sur les bords du Tage pour y exercer le métier de cartographe.
    Cette nouvelle m’ouvrait des perspectives. J’allais enfin me
libérer de l’emprise familiale. Je ne savais pas encore que personne ne s’évade
du destin choisi pour lui par Dieu, et qu’un esclavage bien pire m’attendait.
     
    *
    *  *
     
    C’est ainsi que je me retrouvai à pousser la porte de maître
Andrea, le plus réputé de sa corporation.
    — Pourquoi t’embaucherais-je ?
    — Parce que j’en ai envie.
    — Bonne réponse. Mais qui ne suffit pas. À te voir si
pâle, si malingre, je devine que tu n’as jamais navigué. Je me trompe ?
    — Vous ne vous trompez pas.
    — Et tu es trop jeune pour avoir encore écouté beaucoup
d’histoires de marins.
    — Vous dites vrai.
    — Alors que connais-tu de la mer ?
    — Rien.
    — Qu’est-ce qu’un cartographe, d’après toi ?
    — Un homme qui… trace les limites de la terre ferme.
    — Et donc la forme de la mer. Es-tu cet homme-la ?
    — Non.
    — À quoi veux-tu me servir, si tu ne sais rien ?
Bon vent !
    Je m’en allai, serrant les poings, les larmes aux yeux de
colère et d’humiliation. Mais, juste à temps, je me rappelai mes origines. J’étais
génois, après tout ! Et un Génois ne perd pas la guerre sans livrer
combat, je retournai donc à l’atelier. Et m’exclamai :
    — Je sais… je sais…
    Dans les moments où la bonne fée Illusion prend pitié de moi
et me susurre d’une voix douce : Allons, allons, Bartolomé, ta vie n’a pas
été ce désastre que tu imagines, dans ces rares moments-là, il m’arrive de
relever la tête. Je repense à ma réaction de fierté, ce jour-là de 1469, et je
me dis qu’elle a joué son rôle dans l’histoire du monde. Sans le sursaut de mon
caractère, je passais mon chemin et n’aurais jamais bénéficié de l’immense
savoir de maître Andrea. Par suite, mon frère Christophe en aurait été aussi
privé. Se serait-il alors lancé, sans ces connaissances, dans l’invraisemblable
aventure de son voyage ?
     
    Revenons au presque enfant génois, debout, les doigts
crispés sur son petit bonnet de laine, tanguant d’un pied sur l’autre devant le
plus grand cartographe de Lisbonne. Je sais… je sais… Comment continuer ma
phrase, puisque je ne savais rien ?
    — Je sais… je sais… écrire petit.
    Cette idée m’était venue d’un coup. De même, juste avant de
sombrer, vous arrive soudain, entre deux vagues, la vision du rocher salvateur.
Je m’étais brusquement souvenu de cet unique talent : dès que j’avais su
tenir une plume, j’avais su former des lettres aussi précises que minuscules.
    — Prouve-le !
    Maître Andrea ordonna qu’on m’apporte de l’encre et une
plume. Il ramassa sur le sol un morceau de carte abandonnée, me le tendit et
croisa les bras.
    Je n’avais pas fini d’écrire Ceuta et Alger que je sentis
une tape sur mon épaule :

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