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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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la route
ou d’une meule qui tourne.
    La conviction me vint que ce Montesinos, maudit soit-il !,
avait remis en marche le Temps. J’allais perdre mon refuge. Les tourments de la
mémoire, que je redoutais tellement, ne tarderaient plus.
    Le dimanche suivant, bien avant le début de la messe, l’île
entière, je veux dire tout ce que l’île compte d’Espagnols, s’était donné
rendez-vous devant l’entrée du couvent. Beaucoup étaient venus de loin, des
coins les plus reculés, de la province de la Vega, des montagnes et même de la
côte nord, de la péninsule de Samaná. La rumeur avait fait diligence. Personne
ne voulait manquer le prêche.
    Certains descendaient juste de cheval. Ils s’aspergeaient à
l’eau de la fontaine pour ne pas pénétrer trop empoussiérés dans la maison de
Dieu. On ne s’était pas vus depuis des lustres. On se croyait mort. On s’exclamait.
On se tombait dans les bras. On aurait dit une fête de famille. On se donnait
les dernières mauvaises nouvelles, les décès, les naissances, la dureté du
climat, la déception des récoltes, la pauvreté des mines.
    Après deux, trois échanges, on en venait aux Indiens. À la
paresse, à la bestialité, à la dépravation, à l’imbécillité, à la cruauté des
Indiens. Puis on enchaînait sur le prêtre fou, devenu en quelques jours la
personne la plus célèbre de l’île. Tu le connais, toi, ce… Montesinos ?
Quel serpent l’a piqué ? Il paraît que le Vice-Roi l’a reçu. Et lui a fait
entendre raison. Sinon, il trouvera à qui parler. Les visages étaient
farouches. On était venu armé.
    Les dominicains ne savaient pas où donner de la tête. Faute
d’en repousser les murs, l’église ne pouvait plus accepter personne. Trois
bonnes centaines de fidèles avaient déjà été refoulées, à leur fureur. Et il en
arrivait toujours. Avant même qu’Antonio de Montesinos eût prononcé la moindre
parole, l’atmosphère était à l’émeute.
    Enfin, dans les grondements, la messe commença. Il me semble
– mais je ne disposais d’aucun instrument à mesurer le rythme – que
la première partie fut accélérée.
    Et soudain, une voix forte retentit au-dessus des têtes.
Montesinos était là, arrivé dans sa chaire on ne savait comment. Peut-être ses
amis les Indiens lui avaient-ils transmis leur capacité à se mouvoir sans qu’on
les voie ? La chaire reposait sur un gros serpent de bois sculpté.
Certains, dans l’assistance, murmurèrent que ce maudit prédicateur avait conclu
un pacte avec l’animal pour être protégé de la foule.
     
    Pourquoi maintenez-vous ces Indiens dans une servitude si
cruelle ? Pourquoi menez-vous des guerres si détestables à ces peuples
paisibles ? Pourquoi les tuez-vous en exigeant d’eux un travail auquel nul
de vous ne survivrait ? Pourquoi ne les tenez-vous pas pour des hommes,
eux que Dieu a pourvus d’une âme tout comme vous ?…
     
    Loin d’intimider Montesinos, les recommandations du Vice-Roi
l’avaient conforté. L’autorité de sa parole s’était affermie. Le dimanche
précédent, ses mots tremblaient, non de peur mais d’indignation. Cette fois ils
traversaient l’air, aussi durs et précis que des projectiles.
    L’assistance réagit sans attendre. Des voix s’élevèrent, de
plus en plus fortes. Vingt, trente encomenderos s’étaient dressés et,
oubliant le lieu où ils se trouvaient, pointaient un doigt menaçant vers le
prédicateur et lui intimaient de se taire.
    Montesinos ne s’inquiétait aucunement de ces manifestations.
Non content de poursuivre son sermon de la même voix égale, claire et
déterminée, il cherchait le regard de ceux qui se montraient les plus violents.
    Cette provocation faillit mettre le feu aux poudres. Il s’en
fallut de peu qu’un groupe plus déterminé que les autres ne prenne la chaire d’assaut.
Une dizaine de dominicains les en empêchèrent. Ils avaient dû prévoir l’offensive
et s’étaient rassemblés au pied du petit escalier de bois.
     
    *
    *  *
     
    L’après-midi même, un homme vint au palais et se fit
annoncer comme le fils d’un ancien compagnon de Christophe, l’un de ceux qui
avaient participé au deuxième voyage (en 1493). Pouvais-je, malgré ma fatigue,
lui refuser ma porte ? Il avait belle prestance et ne devait pas dépasser
de beaucoup la trentaine. Il me dit se nommer Las Casas, se prénommer comme
moi, Bartolomé, et vouloir mon sentiment véritable sur le sermon.
    Il était

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