L'Entreprise des Indes
Fils et le Saint-Esprit ?
« Il choisit d’aller marcher sur la plage. La grande
présence mouvante de la mer donnait souvent de bons résultats.
« Chemin faisant, il rencontra un enfant occupé à une
drôle de tâche : il avait creusé un trou dans le sable. Il allait et
venait, un coquillage à la main, entre le rivage et le trou.
— Que fais-tu donc ? demanda saint Augustin.
— Je vais vider la mer.
— Avec ton coquillage ? Mais tu n’y arriveras
jamais !
« L’enfant se contenta de regarder saint Augustin en
souriant. Puis disparut.
« Alors saint Augustin repensa à la Trinité et comprit
le message : pas plus qu’on ne peut vider la mer avec un coquillage, pas
plus on ne comprendra les mystères de la foi avec son intelligence. Les vérités
essentielles s’atteignent non par le raisonnement, mais par l’amour et par la
foi.
C’est tout le mal que je vous souhaite. »
Le vieux prêtre avait achevé son cours.
Il n’ajouta qu’une phrase, une ultime recommandation :
— Mes enfants, ne vous départez jamais, vous m’entendez,
jamais de cette Sainte Ignorance.
Dans ces conditions, comment pouvais-je pénétrer, sans
trembler pour mon âme, dans ce temple du Savoir qu’est un atelier de
cartographes et de cosmographes ?
*
* *
J’ai souvent repensé à cette Sainte Ignorance que, dans
leurs écoles, les musulmans enseignent aussi.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle, parmi les rares
livres emportés avec moi dans l’île d’Hispañola, se trouvent Les Confessions de saint Augustin.
Hier j’ai relu dans le livre X le chapitre XXXV, De la
seconde tentation qui est la curiosité :
Il y a dans l’âme une passion volage, indiscrète et
curieuse, qui, se couvrant du nom de science, la porte à se servir des sens,
non plus pour prendre le plaisir dans la chair, mais pour faire des épreuves et
acquérir des connaissances par la chair. Et parce qu’elle consiste en un désir
de connaître, et que la vue est le premier de tous les sens en ce qui regarde
la connaissance, le Saint-Esprit l’a appelée la concupiscence des yeux.
[…]
C’est cette maladie […] qui nous pousse à la recherche des
secrets cachés de la nature qui ne nous regardent point, qu’il est inutile de
connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour le savoir seulement.
Si goûter plus que tout l’inconnu est un péché, alors
condamnez-moi, mais ne me condamnez pas seul, envoyez en Enfer l’entièreté de
Lisbonne.
Je suis né sur un port. Je sais comme la curiosité s’émousse
lorsque les bateaux reviennent toujours avec le même chargement. À Gênes, plus
personne ne faisait fête aux arrivées puisque plus personne n’en attendait rien
de neuf.
Aucune lassitude de cette sorte dans ma nouvelle patrie.
Je n’étais pas arrivé au Portugal depuis une semaine que,
soudain, au beau milieu d’une matinée, relevant la tête de mon labeur d’écriture
miniature, je m’aperçus que mes camarades quittaient précipitamment l’atelier.
Je me lançai à leur suite. Sans doute un incendie s’était-il déclaré et, malgré
ma passion naissante pour les cartes, j’étais peu désireux de rôtir en leur
compagnie.
Dans la rue, tout le monde courait. Je me joignis au
mouvement sans le comprendre puisque personne ne daignait répondre à mes
questions.
Les maisons se vidaient. On en voyait surgir ceux qui n’en
sortent jamais : des cuisinières ébouriffées, leur louche toujours à la
main ; des mères demi-dépoitraillées, un enfant pendu à leur sein ;
des ancêtres en chemise et baveux qui semblaient quasi morts ; des amants
surpris dans leurs ébats et qui se rajustaient tant bien que mal dans leur
course ; sans oublier les chats, les chiens, des poules, des dindons… La
foule ne cessait d’enfler et de crier.
Bientôt nous débouchâmes sur le quai et d’un même élan nos
bras se levèrent et pointèrent vers l’horizon comme pour nous indiquer les uns
aux autres ce que tous nous voyions.
Cent fois, accompagné de la même foule, j’ai assisté à la
même scène.
Et chacune des cent fois le cœur m’a battu aussi fort.
Chaque fois je me suis senti plus vaste, grandi par le voyage dont je voyais le
terme et qui n’allait pas tarder à livrer sa récolte. Chaque fois j’ai dû
lutter contre moi-même pour ne pas plonger et nager au-devant du bateau qui
arrivait.
Ce rituel immuable est la
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