Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
Vom Netzwerk:
j’étais engagé. Et une tâche me fut tout de
suite confiée : calligraphier des noms sur un chapelet d’îles infimes au
large d’une partie d’Afrique, dite Sénégal.
     
    Durant les jours suivants, la jalousie de mes camarades
grandit. Elle emplissait l’atelier, palpable comme l’orage dans l’air avant qu’il
n’éclate. Ils étaient pourtant mes aînés et mille fois plus expérimentés que
moi. Mais ils ne supportaient pas que maître Andrea, leur maître, vienne et
revienne suivre le jeu de mes doigts. Et surtout qu’il m’adresse la parole. Si
longtemps après, je me souviens mot pour mot de nos échanges :
    — D’où te vient une telle habileté dans la petitesse ?
    — D’une pratique depuis toujours.
    — Et justement, pourquoi cette pratique ?
    — J’ai peur.
    — Peur de quoi ?
    — Quand les choses sont trop grandes. Quand elles me
dépassent.
    — Pourquoi avoir choisi de travailler aux cartes ?
    — Les cartes vivent de la petitesse.
    — Que veux-tu dire ?
    — Les cartes sont petites, comparées au monde qu’elles
décrivent. Une carte aussi grande que le monde n’aurait pas d’utilité.
    — Imparable ! Connais-tu les bécasses ?
    Sur ce chapitre aussi, j’avouai mon ignorance.
    Maître Andrea hocha la tête.
    — Bientôt, tu n’auras pas de plus fidèles alliées.
     
    *
    *  *
     
    J’allais découvrir bien d’autres étrangetés du monde. Par
exemple celle-ci : l’activité de notre voisin faisait grand vacarme.
Souvent, pour se reposer les tympans, il venait dans notre atelier et s’émerveillait
du silence. Tandis que chez lui des hommes à demi nus passaient leurs jours à
tirer sur le soufflet des forges et à taper sur des morceaux de fer ou de
bronze, on n’entendait chez nous que le léger grincement des plumes sur le
parchemin.
    C’est chez cet homme affable et assourdissant que se
fournissaient les capitaines avant chacun de leurs départs. Leurs achats ne
changeaient jamais : des chaudrons, des marmites, des cuvettes et, en
invraisemblable quantité, des bassins de barbier.
    Je m’étonnai : quelle était l’utilité de ces bassins ?
Les barbes poussaient-elles en mer plus vite et plus dru que sur terre ?
    Il voulut bien m’informer, non sans avoir moqué mon
ignorance. Tout le monde sait ça, Bartolomé : les chefs africains avec
lesquels nous trafiquons raffolent des récipients et notamment des bassins de
barbier. Ils cherchent à s’y mirer en gloussant de joie, ils en font des
couvercles pour écarter les mouches, ils les disposent sur les tombes pour
honorer leurs morts. Allez savoir ce qui passe par la tête de ces tribus.
Toujours est-il que ces objets jugés ici quotidiens ont là-bas grande valeur,
bien plus considérable que les autres monnaies d’échange, étoffes, verroteries
ou anneaux de laiton. Avec un seul bassin, on peut acquérir jusqu’à trois
esclaves ou cinquante grammes d’or !
    Aujourd’hui encore, je m’interroge sur l’étrange mécanique
du commerce qui fait voyager les biens d’un bout à l’autre de la planète.
Pourquoi ici préférons-nous l’or et les esclaves ? Et pourquoi là se
bat-on pour des bassins de barbier ?

 
     
     
     
     
    Quel était alors le trait dominant de mon caractère ?
    Non la timidité. Et pourtant, la mienne était maladive. Il
suffisait que quelqu’un m’adressât la parole pour qu’à l’instant mes tempes et
mes paumes luisent de sueur. Dix fois, durant mes premières semaines
portugaises, je faillis m’en retourner à Gênes. Je m’étais convaincu que l’Atlantique
était une mer trop vaste, trop ouverte pour moi. Pourquoi, mais pourquoi, me
répétais-je la nuit, assis sur ma paillasse, les bras enserrant mes genoux,
oui, pourquoi ai-je quitté ma Méditerranée dont la nature de lac me convient
tellement mieux ?
    Le principal, chez moi, n’était pas non plus cette
préoccupation permanente de la fornication qui ne devait plus me quitter de
toute ma vie, même aujourd’hui que la fin approche et que le terrible climat
rend épuisante la moindre esquisse de rêverie salace. L’obsession copulatoire n’a
rien d’original chez les mâles de l’âge que j’avais alors, seize ans.
    Il faut chercher ailleurs, dans l’ignorance , ma
caractéristique première lorsque j’arrivai à Lisbonne. Une ignorance tout à
fait différente du manque de connaissances inévitable en ce début de vie. Une
ignorance décidée. Une ignorance

Weitere Kostenlose Bücher