L'envol des tourterelles
les cartons près de la porte d’entrée de l’Institut Bruchési et retourna chez lui à la hâte sans rencontrer personne. Michelle et Nicolas étaient attablés quand il entra et il les regarda en souriant.Quelque chose l’émouvait toujours au petit déjeuner. Il n’aurait pu dire si c’était le peignoir de chenille rose râpé que portait Michelle depuis leur mariage ou son visage encore un peu bouffi par la nuit; ou bien les cheveux en bataille de Nicolas, penché au-dessus de son bol de
Shredded Wheat
, les seules céréales qu’il voulait manger, ou bien son pyjama dont la braguette était grande ouverte parce qu’il avait la manie de se tenir sur sa chaise comme s’il était en selle, les pieds sur les barreaux, laissant voir son pénis, ce qui, Jan en était certain, l’aurait insulté s’il l’eût su. Jan se demanda si son corps à lui était aussi juvénile quand les Allemands étaient entrés dans Cracovie et qu’il s’était précipité pour les voir défiler malgré la désapprobation de son père. Il n’avait pas souvenir d’avoir eu un pubis sans poils.
– Tu veux du café?
– Laisse. Je vais me servir.
Il s’approcha de Michelle et l’embrassa assez généreusement pour que Nicolas détourne les yeux. Il voulut ensuite embrasser son fils, qui le repoussa, alléguant qu’il n’était plus un bébé et encore moins une fille. Jan sourit, attendri par ce qui lui sembla être la première petite contestation de son fils. Il en fut si heureux qu’il lui désobéit aussitôt et lui plaqua une bise sonore sur la joue, que Nicolas s’empressa d’essuyer.
– Yurk! papa...
Jan sourit sous l’œil découragé de Nicolas et se sentit fondre d’amour, se reconnaissant tout à coup dans son fils. Il s’attabla et, à son grand étonnement, Nicolas commença à pousser de profonds soupirs. La mise en scène était excellente et Jan le fit sécher d’impatience tout le long du repas avant de lui demander si quelquechose l’ennuyait. Nicolas se morfondit encore quelques instants avant d’avouer qu’il aurait aimé aller dans une colonie de vacances plutôt que de demeurer en ville. Comprenant que Michelle avait été absolument soufflée par cette demande, Jan rétorqua toutefois que c’était probablement une excellente idée, mais fit une contreproposition, à savoir qu’il pourrait peut-être trouver un cultivateur qui voudrait le prendre sur sa ferme.
– Comme mon oncle Jerzy?
Cette fois, Jan cassa son sourire. Il n’avait jamais parlé de sa tentative avortée de faire venir Stanislas. Il avait été outré lorsque Anna lui avait écrit quelle avait été la réaction de son frère.
– Ton oncle Jerzy habite beaucoup trop loin.
Il s’attendait à entendre Nicolas chialer et il fut étonné de le voir se lever d’un bond et lui lancer à la tête que s’il ne pouvait aller à la ferme de son oncle, il ne voulait pas aller dans une autre ferme. Dans une colonie de vacances, oui, parce qu’il aurait des amis et qu’il en avait marre de toujours être seul, mais pas dans une autre ferme. Et tant pis pour lui s’il n’apprenait jamais comment ensemencer un jardin, comment traire une vache, ou comment un bœuf et une vache faisaient pour avoir un veau. Jan l’écoutait avec ravissement, résistant à l’envie de l’étreindre. Son fils venait enfin d’entrer dans le clan des Pawulscy, même s’il s’appelait Aucoin.
– Et qui t’a parlé de tout ça?
– Ma cousine Sophie. On s’écrit des longues, longues lettres d’au moins vingt lignes et elle m’a parlé de tout ça. Et elle m’écrit des mots en polonais avec le signe d’égalité à côté et ce que ça veut dire en anglais et en français.
– Tu connais l’alphabet polonais?
– C’est pareil. Sauf les accents.
– Sophie fait ça?
– Oui. Elle parle trois langues, elle, et moi, une.
– Tu n’as pas besoin du polonais à Montréal.
– Mais toi tu parles polonais.
– Pas moi, Nicolas.
Michelle avait mis fin à la discussion, estomaquée, presque affolée par la nouvelle audace de son fils. Elle était loin de partager l’enthousiasme de Jan et elle attira Nicolas par le bras pour lui faire une caresse.
– Maman! Qu’est-ce que vous avez, ce matin? Lâchez-moi!
Nicolas s’engouffra dans l’escalier du sous-sol et Michelle l’entendit mettre en marche son train électrique. Elle voulut le rejoindre, mais Jan l’en empêcha, préférant y aller lui-même. Nicolas était
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