L'envol des tourterelles
produits.
– Tous?
– Tous.
Les gérants se regardèrent, ayant la désagréable impression de s’être fait arnaquer, mais Jan leur dit qu’il avait une petite idée en ce qui les concernait. Il paya l’addition et reconduisit M. Stone, qui était le seul des trois à ne pas avoir d’automobile.
– Vous n’avez pas de voiture parce que votre salaire n’est pas assez élevé, monsieur Stone?
– Oh non! monsieur Aucoin. Tout est O.K. Mais j’habite Saint-Henri et j’ai quatre enfants. J’aime mieux payer des études qu’acheter une automobile. Mon aîné est diplômé de McGill.
– En quoi?
– Génie. Mon deuxième fait un doctorat en mathématiques à Harvard, aux États-Unis.
Jan le regarda. Jamais il n’aurait pensé qu’un épicier puisse être le père d’un ingénieur et d’un mathématicien. Il était certain que cela ne se serait pas vu à Cracovie. Le moment venu, exigerait-il de Nicolas qu’il ait un diplôme universitaire? Nicolas était le petit-fils de Tomasz et de Zofia et ils l’auraient exigé. Il ferait donc de même. Il balaya cette pensée, souhaitant néanmoins que son fils choisisse autre chose que les mathématiques ou le génie, aucune de ces professions ne pouvant nourrir une famille en cas de guerre.
– Ma fille étudie en arts et mon dernier, celui qui retarde l’achat d’une voiture, veut être joueur de football.
– Et il va à l’université?
– Oui. C’est un bon endroit pour jouer et c’est indispensable pour obtenir une bourse. Et les joueurs de football ont presque tous des diplômes universitaires.
Jan fit la grimace. L’université de Cracovie n’aurait jamais accueilli de joueurs de football. Il se demanda s’il y avait des joueurs de football à l’Université de Montréal. Avant de déposer M. Stone, il apprit aussi que ses enfants avaient tous été boursiers et que lui-même avait vendu son épicerie de Saint-Henri pour aider à financer le doctorat de son mathématicien.
– Je n’ai pas eu la chance d’avoir des ancêtres qui vivaient à Westmount, en haut de la côte. Mes ancêtres à moi vivaient en bas, travaillant dans les cours de triage du Canadien National.
Il n’en fallut pas plus pour que Jan revoie les derrières des maisons qu’il avait aperçus, treize ans auparavant. Il n’avait pas imaginé que, cachés par les drapeaux fleurdelisés, il y avait là des bébés qui pleuraient en anglais.
Jan et Michelle ne furent pas étonnés de voir que tous les petits amis étaient venus à la fête de la Saint-Jean. Nicolas avait toujours beaucoup de succès parce que son père était propriétaire d’une épicerie et que la table, installée dans la cour située entre la maison et le garage, était abondamment garnie de toutes les friandises défendues. Jan, passé en coup de vent, souriait de toutes ses dents, espérant que son fils pouvait quand même être apprécié pour ses propres qualités et non pour les bonnes grâces de son père, mais il ne nourrissait pas trop d’illusions. Michelle, qui avait appris quelques éléments de la tradition polonaise, nemanquait jamais de souligner sa fête et leur première rencontre. Ce jour était toujours un jour joyeux qui se terminait habituellement au feu de la Saint-Jean.
Jan retourna au travail, mais cette fois à l’épicerie du chemin de la Côte-des-Neiges. Michelle le regarda partir en soupirant et se retrouva seule à tenter de convaincre les enfants qu’il serait amusant de piquer la queue d’âne alors qu’ils avaient davantage envie d’être des cow-boys. Un des amis de Nicolas proposa de jouer à la messe et fut presque hué. Un deuxième eut l’idée de jouer à l’épicerie; lui serait l’épicier et tous les autres seraient soit des vendeurs, soit des fournisseurs, soit des clients. Nicolas refusa si catégoriquement que Michelle fut étonnée de la violence de sa réaction. Devant les objections des uns et des autres, le ton s’échauffait et Michelle se demanda si elle devait intervenir.
– Si on jouait au FLQ 1 ? Moi, je cache des bombes dans des boîtes. On va dire que c’est des boîtes à lettres. Il y en a qui vont être les polices qui coupent les fils des bombes, et puis les autres vont être les polices qui me cherchent.
– Puis moi, je veux être un mort.
– Si tu veux.
Au grand désespoir de Michelle, cette dernière suggestion fut acceptée à l’unanimité. Elle reproposa la queue d’âne, mais plus personne ne l’écoutait.
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