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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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leur folie, ce qui m’évita de participer à la
crédulité générale. Bien plus tard, devenu homme et portant fièrement le surnom
de Grenadin pour rappeler à tous la cité prestigieuse dont j’avais été exilé,
je ne pouvais m’empêcher de penser souvent à cet aveuglement des gens de mon
pays, à commencer par mes propres parents, qui avaient pu se persuader de l’arrivée
imminente d’une armée salvatrice alors que seules la mort, la défaite et la
honte étaient à l’affût.
     
    *
     
    Cette année-là était également, pour moi, l’une
des plus dangereuses de toutes celles que j’allais traverser. Non seulement en
raison des menaces qui pesaient sur ma ville et sur les miens, mais aussi parce
que pour tout fils d’Adam la première année est celle où les maladies sont les
plus meurtrières, celle où bien des hommes disparaissent sans laisser trace de
ce qu’ils auraient pu être ou faire. Que de grands rois, que de poètes
inspirés, que de voyageurs intrépides n’ont jamais pu réaliser le destin auquel
ils semblaient promis, n’ayant pu accomplir cette première et difficile
traversée, si simple, si meurtrière. Que de mères n’osent s’attacher à leur
enfant de peur de devoir, un jour, caresser une ombre.
     
    La mort ,dit le poète , tient
notre vie par les deux bouts :
    La vieillesse n’est pas plus proche du trépas
que l’enfance.
     
    Ne disait-on pas à Grenade que le moment le plus
dangereux de la vie d’un nourrisson est la période qui suit immédiatement son
sevrage, vers la fin de la première année ? Privés du lait maternel, bien
des enfants ne parviennent pas à survivre longtemps, aussi a-t-on pris l’habitude
de leur accrocher, en guise de protection, des amulettes de jais et des
talismans, enveloppés dans des sachets de cuir et contenant parfois des
écritures mystérieuses, censés protéger leur porteur du mauvais œil et des
maladies ; un certain talisman, appelé « pierre du loup »,
devait même permettre d’apprivoiser les animaux sauvages sur la tête desquels
on le plaçait. À une époque où il n’était pas rare de rencontrer des lions
féroces dans la région de Fès, il m’est arrivé de regretter de ne pas avoir
cette « pierre » à portée de la main ; mais je ne crois pas que
j’aurais osé m’approcher suffisamment de ces bêtes pour leur poser le talisman
sur la crinière.
    Les gens pieux trouvent ces croyances et ces
pratiques contraires à la religion, pourtant leurs propres enfants portent
souvent des amulettes, car ces hommes de bien parviennent rarement à raisonner
leurs femmes ou leur mère.
    Moi-même, pourquoi le nier ? jamais je ne me
suis séparé du bout de jais que Sarah a vendu à Salma la veille de mon premier
anniversaire, et sur lequel sont tracés des signes cabalistiques que je n’ai pu
déchiffrer. Je ne crois cette amulette investie d’aucun pouvoir magique, mais l’homme
est si vulnérable face au Destin qu’il ne peut que s’attacher à des objets
enveloppés de mystère.
    Dieu, qui m’a créé faible, me reprochera-t-Il un
jour ma faiblesse ?

L’ANNÉE D’ASTAGHFIRULLAH

896 de l’hégire (14 novembre
1490 – 3 novembre 1491)
     
    Cheikh Astaghfirullah avait le turban large, l’épaule
étroite et la voix éraillée des prédicateurs de la Grande Mosquée, et, cette
année-là, sa barbe drue et rougeoyante vira au gris, donnant à son visage
anguleux cette apparence d’insatiable colère qu’il allait emporter pour tout
bagage à l’heure de l’exil. Jamais plus, il ne se teindrait les poils au henné,
avait-il décidé en un moment de lassitude, et malheur à qui lui en demandait la
raison : « Quand ton Créateur t’interrogera sur ce que tu as fait
lors du siège de Grenade, oseras-tu Lui répondre que tu t’es
fardé ? »
    Tous les matins, à l’heure du muezzin, il montait
sur le toit de sa maison, l’une des plus hautes de la cité, non pour appeler
les croyants à la prière, comme il l’avait fait pendant de longues années, mais
pour scruter, au loin, l’objet de sa juste fureur.
    « Regardez, criait-il à ses voisins mal
réveillés, c’est votre tombeau qui se construit là-bas, sur la route de Loja,
et vous êtes couchés ici à attendre que l’on vienne vous ensevelir ! Venez
voir, si Dieu veut bien vous ouvrir les yeux ! Venez voir ces murs qui se
sont élevés en un seul jour par la puissance d’Ibliss-le-Malin ! »
    La main tendue vers

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