Léon l'Africain
vous demander des comptes. Comme si
Dieu allait vous soutenir contre vos ennemis quand vous laissez bafouer Sa
parole et celle de Son Messager, Dieu le gratifie de Sa prière et de Son
salut ! Quand, dans les rues grouillantes de votre ville, des femmes se
promènent sans voile, offrant leur face et leur chevelure aux regards
concupiscents de centaines d’hommes qui ne sont pas tous, je suppose, leur
mari, leur père, leurs fils ou leurs frères. Pourquoi Dieu préserverait-Il
Grenade des dangers qui la menacent quand, dans la vie des habitants de cette
ville, se sont réinstallées les mœurs de l’âge de l’ignorance, les coutumes d’avant
l’islam, comme les lamentations funèbres, l’orgueil de la race, la pratique de
la divination, la croyance aux présages, la foi dans les reliques, l’utilisation,
les uns envers les autres, d’épithètes et de sobriquets contre lesquels le
Très-Haut nous a clairement mis en garde ? »
Mon père m’adressa un regard entendu, mais sans
interrompre le sermon, et sans même reprendre son souffle :
« Quand, dans vos propres maisons, se sont
introduites, au mépris des interdictions formelles, des statues de marbre et
des figurines d’ivoire reproduisant de façon sacrilège les formes des hommes,
des femmes et des bêtes, comme si le Créateur avait besoin de l’assistance de
Ses créatures pour achever Sa Création ? Quand dans vos esprits et dans
ceux de vos fils s’est introduit le doute pernicieux et impie, le doute qui
vous éloigne du Créateur, de Son Livre, de son Messager et de la Communauté des
Croyants, le doute qui fissure les murs et les fondements mêmes de Grenade ? »
À mesure que mon père parlait, son ton devenait
sensiblement moins enjoué, ses gestes moins amples et moins désordonnés, ses astaghfirullah plus rares :
« Quand vous dépensez sans honte et sans
retenue pour votre plaisir des sommes qui auraient assouvi la faim de mille
pauvres et rendu le sourire à mille orphelins ? Quand vous vous comportez
comme si les maisons et les terres dont vous jouissez étaient vôtres, alors que
toute propriété est au Très-Haut, à Lui seul, vient de Lui et reviendra à Lui à
l’heure qu’il voudra, comme nous reviendrons à Lui nous-mêmes, n’emportant d’autre
trésor que notre linceul et nos bonnes actions ? La richesse, frères
croyants, ne se mesure pas aux choses qu’on possède mais à celles dont on sait
se passer. Craignez Dieu ! Craignez Dieu ! Craignez-Le quand vous
êtes vieux, mais aussi quand vous êtes jeune ! Craignez-Le quand vous êtes
faible, mais aussi quand vous êtes puissant ! Je dirais même que vous
devez Le craindre bien davantage quand vous êtes puissant, car pour vous Dieu
sera encore plus impitoyable, et sachez que Son regard traverse tout aussi
aisément la muraille imposante d’un palais que le mur d’argile d’une masure. Et
que rencontre Son regard à l’intérieur des palais ? »
À ce point du discours, le ton de mon père n’était
plus celui d’un imitateur, mais d’un répétiteur d’école coranique ; sa
voix coulait maintenant sans artifice, et ses yeux étaient fixés au loin comme
ceux d’un somnambule :
« Lorsque le regard du Très-Haut traverse les
enceintes des palais, il voit que les chanteuses sont plus écoutées que les
docteurs de la Loi, que le son du luth empêche les hommes d’entendre l’appel à
la prière, qu’on ne distingue plus un homme d’une femme ni dans l’habit ni dans
la démarche, que l’argent extorqué aux croyants est jeté aux pieds des
danseuses. Frères ! De même que dans le poisson pêché, c’est la tête qui
pourrit en premier, de même dans les communautés humaines, c’est de haut en bas
que se propage la pourriture. »
Un long silence suivit, et, lorsque je voulus
poser une question, mon père m’interrompit d’un geste. J’attendis donc qu’il
soit totalement remis de ses souvenirs, et qu’il me parle lui-même :
« Les phrases que je t’ai répétées, Hassan,
sont des fragments de discours du cheikh prononcés quelques mois avant la chute
de Grenade. Que j’approuve ou non ses propos, j’en suis tout secoué, même quand
je me les rappelle dix ans plus tard. Tu peux donc imaginer l’effet que ses
sermons produisaient sur cette ville aux abois qu’était Grenade en l’année 896.
« À mesure qu’ils réalisaient que la fin
était proche, et que les malheurs inlassablement prédits par
Weitere Kostenlose Bücher