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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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monarque,
il lui répéta en balbutiant les informations qu’il avait recueillies.
    « Mais, à mesure que l’officier parlait, le
visage du sultan se gonflait d’un sourire large, indécent, hideux. Je vois
encore devant moi ces lèvres charnues qui s’ouvraient, ces joues poilues qui s’écartaient
jusqu’aux oreilles, ces dents espacées qui croyaient croquer la victoire, ces
yeux qui se refermaient lentement comme pour recevoir le baiser chaleureux d’une
amante, et cette tête qui se déplaçait avec délectation, d’avant en arrière et
d’arrière en avant, comme pour entendre la plus langoureuse des chansons. Aussi
longtemps que je vivrai, j’aurai devant moi ce sourire, cet affreux sourire de
la mesquinerie. »
    Khâli s’interrompit. La nuit me cachait son
visage, mais je l’entendis haleter, soupirer, puis murmurer quelques formules
de prières, que je répétai après lui. Les jappements des chacals semblaient
plus proches.
    « L’attitude de Boabdil ne me surprenait pas,
reprit Khâli d’une voix rassérénée. Je n’ignorais ni la légèreté du maître de l’Alhambra,
ni sa faiblesse de caractère, ni même l’ambiguïté de ses rapports avec les
Castillans. Je savais que nos princes étaient corrompus, qu’ils ne songeaient
nullement à défendre le royaume, et que l’exil allait bientôt être le lot de
notre peuple. Mais il a fallu que je voie de mes propres yeux le cœur nu du
dernier sultan d’Andalousie pour que je me sente contraint de réagir. Dieu
montre à qui Il veut le droit chemin, et aux autres la voie de la perdition ! »
     
    Mon oncle ne demeura à Grenade que trois mois
encore, le temps de changer discrètement quelques biens en pièces d’or faciles
à transporter. Puis, par une nuit sans lune, muni d’un cheval et de quelques
mules, il partit avec sa mère, sa femme, ses quatre filles et un serviteur vers
Almeria, où il obtint des Castillans l’autorisation de s’embarquer avec d’autres
émigrés pour Tlemcen. Mais c’est à Fès qu’il avait l’intention de s’installer,
et c’est là que nous le retrouverions, mes parents et moi, après la chute de
Grenade.
    Si ma mère pleurait sans arrêt cette année-là le
départ de Khâli, Mohamed mon père, Dieu parfume sa mémoire, ne songeait
nullement à suivre l’exemple de son beau-frère. L’atmosphère de notre ville n’était
nullement au désespoir. Des récits particulièrement encourageants circulèrent,
tout au long de l’année, souvent colportés, me disait ma mère, par l’ineffable
Sarah. « Chaque fois que la Bariolée me rendait visite, je savais que j’allais
pouvoir rapporter à ton père des propos qui allaient le rendre joyeux et
confiant pendant une semaine entière. À la fin, c’est lui-même qui me
demandait, impatient, si le « joljol » avait tinté dans notre maison
en son absence. »
    Un jour, Sarah arriva les yeux pleins de
nouvelles. Avant même de s’asseoir, elle commença à débiter son récit avec
mille gesticulations. Elle venait d’apprendre, d’un cousin installé à Séville,
que le roi Ferdinand avait reçu en grand secret deux messagers du sultan d’Égypte,
deux moines de Jérusalem, chargés, disait-on, de lui transmettre un
avertissement solennel du maître du Caire : si les attaques contre Grenade
ne cessaient, la colère du sultan mamelouk serait terrible !
    La nouvelle fit en quelques heures le tour de la
ville, grossissant démesurément et s’enrichissant constamment de détails, si
bien que le lendemain, de l’Alhambra à Mauror et de l’Albaicin au faubourg des
Potiers, quiconque osait mettre en doute l’arrivée imminente et massive des
troupes égyptiennes était regardé avec un grand mépris et une profonde suspicion.
Certains assuraient même qu’une immense flotte musulmane était apparue au large
de La Rabita, au sud de Grenade, et qu’aux Égyptiens s’étaient joints des Turcs
et des Maghrébins. Si ces nouvelles n’étaient pas vraies, lançait-on aux
derniers sceptiques, comment expliquer que les Castillans, depuis des semaines,
aient suspendu brusquement leurs attaques dans tout le royaume, alors que
Boabdil, naguère si timoré, lançait désormais razzia sur razzia contre le
territoire contrôlé par les chrétiens sans encourir de représailles ? Une
étrange ivresse de victoire s’était emparée de la ville agonisante.
    Je n’étais moi-même qu’un nourrisson, privé de la
sagesse des hommes mais aussi de

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