Léon l'Africain
l’ouest, il désignait de ses
doigts effilés l’enceinte de Santa Fe que les rois catholiques avaient commencé
à bâtir au printemps, et qui, au milieu de l’été, avait déjà l’aspect d’une
ville.
Dans ce pays où les hommes avaient pris, depuis
longtemps, la détestable habitude d’aller dans la rue tête nue, ou de se
couvrir d’un simple foulard jeté nonchalamment sur les cheveux, qui glissait
lentement dans la journée pour reposer sur les épaules, tout le monde reconnaissait
de loin la silhouette en champignon d’Astaghfirullah. Mais peu de Grenadins
savaient son vrai nom. On dit que c’est sa propre mère qui l’avait affublé, en
premier, de son sobriquet, en raison des cris effarouchés qu’il poussait dès
son plus jeune âge, chaque fois qu’on évoquait devant lui un objet ou un acte
qu’il jugeait répréhensible. « Astaghfirullah !
Astaghfirullah ! J’implore-le-pardon-de-Dieu ! » hurlait-il
à la seule mention d’un vin, d’un meurtre ou d’un vêtement de femme.
Il fut un temps où on le moquait, gentiment ou
férocement. Mon père m’a avoué que, bien avant ma naissance, il se réunissait
souvent avec une bande d’amis le vendredi, juste avant la prière solennelle de
midi, dans une échoppe de libraire non loin de la Grande Mosquée, pour faire
des paris : combien de fois le cheikh allait-il prononcer son expression
favorite au cours du sermon ? Les chiffres allaient de quinze à
soixante-quinze, et tout au long de la cérémonie l’un des jeunes conjurés
tenait consciencieusement le compte, échangeant avec les autres des clins d’œil
amusés.
« Mais, au moment du siège de Grenade, plus
personne ne se gaussait des saillies d’Astaghfirullah, poursuivait mon père,
songeur et perplexe au rappel de ses anciennes gamineries. Le cheikh est
apparu, aux yeux de la grande masse des gens, comme un personnage vénérable. Il
n’avait nullement abandonné avec l’âge ces mots et ces comportements qui le
caractérisaient, bien au contraire les traits qui nous le rendaient risible s’étaient
accentués. Mais notre ville avait changé d’âme.
« Comprends-tu, Hassan mon fils, cet homme
avait passé son existence à prédire aux gens que, s’ils continuaient à vivre
comme ils le faisaient, le Très-Haut les punirait dans ce monde et dans l’autre ;
il avait fait du malheur son rabatteur. Je me rappelle encore l’un de ses
discours qui commençait à peu près ainsi :
« — En venant ce matin vers la mosquée,
à travers la porte de la Sablière et le souk des fripiers, je suis passé devant
quatre tavernes, astaghfirullah ! où l’on vend en se cachant à
peine du vin de Malaga, astaghfirullah ! et d’autres boissons
interdites dont je ne veux pas connaître le nom. »
D’une voix grésillante et pesamment affectée, mon
père se mit à imiter le prédicateur, émaillant ses phrases d’innombrables astaghfirullah ! si promptement sifflés qu’ils en étaient
incompréhensibles sauf quelques-uns, les seuls authentiques sans doute. Mais, à
cette exagération près, les propos m’avaient semblé assez fidèlement
reproduits :
« Ceux qui hantent ces lieux infâmes n’ont-ils
pas appris, dès leur plus jeune âge, que Dieu a maudit celui qui vend le vin et
celui qui l’achète ? Qu’Il a maudit celui qui le boit et celui qui le
donne à boire ? Ils ont appris, mais ils ont oublié, ou alors ils ont
préféré la boisson qui transforme l’homme en animal rampant à la Parole qui lui
promet l’Éden. Une de ces tavernes est tenue par une juive, nul ne l’ignore,
mais les trois autres sont tenues, astaghfirullah ! par des
musulmans. Et d’ailleurs, leurs clients ne sont ni juifs ni chrétiens, que je
sache ! Certains d’entre eux sont peut-être parmi nous ce vendredi,
courbant humblement la face devant leur Créateur, alors qu’ils étaient hier
soir prosternés devant la coupe, affalés dans les bras d’une prostituée, ou
même, le cerveau embrumé et la langue indomptée, en train de blasphémer contre
Celui qui a interdit le vin, contre Celui qui a dit : « Ne venez pas
à la prière en état d’ivresse ! » Astaghfirullah ! »
Mohamed mon père se racla la gorge, lacérée par la
voix aiguë qu’il avait empruntée, avant de poursuivre :
« Oui, frères croyants, ces choses se passent
dans votre ville, sous vos yeux, et vous ne réagissez pas, comme si Dieu ne
vous attendait pas au jour du Jugement pour
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