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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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Astaghfirullah
commençaient à s’abattre sur eux, les Grenadins en étaient venus à se persuader
que le cheikh avait eu raison dès le début et que c’est le Ciel qui avait
toujours parlé par sa voix. On ne vit plus alors dans la rue, même dans les
quartiers pauvres, un seul visage de femme. Certaines, même des filles à peine
pubères, se couvraient par crainte de Dieu, d’autres par crainte des hommes,
car des groupes de jeunes armés de gourdins s’étaient formés pour appeler les
gens à faire le bien et à s’éloigner du mal. Plus aucune taverne n’osa ouvrir
sa porte, même en cachette. Les prostituées quittèrent la ville en grand nombre
pour se rendre au camp des assiégeants où les soldats leur firent bon accueil.
Les libraires dérobèrent aux regards les ouvrages qui mettaient en doute les
dogmes et les traditions, les recueils de poèmes où l’on célèbre le vin et les
plaisirs, ainsi que les traités d’astrologie et de géomancie. Un jour, des
livres furent même saisis et brûlés dans la cour de la Grande Mosquée. Je
passais là, par hasard, alors que le petit bûcher commençait à s’éteindre et
que les badauds se dispersaient en même temps que la fumée. Une feuille envolée
m’apprit qu’il y avait dans le lot l’œuvre d’un médecin-poète des temps passés,
connu sous le nom d’al-Kalandar. Sur ce papier à moitié dévoré par le feu, je
pus retrouver ces mots :
     
    Ce qu’il y a de mieux dans ma vie, je le tiens
de l’ivresse.
    Le vin coule en moi comme le sang.
     
    *
     
    Les livres brûlés ce jour-là en public
appartenaient, m’expliqua mon père, à un autre médecin, l’un des adversaires
les plus acharnés d’Astaghfirullah. Il s’appelait Abou-Amr, mais les amis du
cheikh avaient déformé son nom en Abou-Khamr, « le père Alcool ».
    Le prédicateur et le médecin n’avaient qu’une
seule chose en commun, le franc-parler, et c’est précisément ce franc-parler
qui attisait sans arrêt leurs querelles dont les Grenadins suivaient les
péripéties. Pour tout le reste, on avait l’impression que le Très-Haut s’était
amusé à créer les deux êtres les plus dissemblables qui fussent.
    Astaghfirullah était le fils d’un chrétien
converti, et c’est sans doute cela qui expliquait son zèle, alors qu’Abou-Khamr
était fils et petit-fils de cadi, et par conséquent ne se sentait pas obligé de
fournir la preuve de son attachement au dogme et à la tradition. Le cheikh
était blond, maigre et coléreux ; le médecin était aussi brun qu’une datte
mûre, plus gras qu’un mouton à la veille de l’Aïd, et ses lèvres quittaient
rarement le sourire, de contentement et d’ironie.
    Il avait étudié la médecine dans les livres
anciens, ceux d’Hippocrate, de Galien, de Razès, d’Avicenne, d’Abulcasis, d’Avenzoar
et de Maimonide, ainsi que dans des ouvrages plus récents sur la lèpre et la
peste, Dieu les éloigne ! Il avait coutume de distribuer chaque jour,
gratuitement aux riches comme aux pauvres, des dizaines de flacons de thériaque
de sa fabrication. Mais c’était seulement pour vérifier l’effet de la chair de
vipère ou de l’électuaire, car il s’intéressait bien plus à la science et à l’expérimentation
qu’à la pratique médicale. Comment aurait-il pu d’ailleurs, avec ses mains que
l’alcool faisait constamment trembler, opérer un œil atteint de la cataracte ou
même coudre une plaie ? Aurait-il pu prescrire des diètes – « la
diète est le début de tout traitement », a dit le Prophète –
conseiller aux patients de ne pas abuser des boissons et des aliments, alors
que lui-même s’adonnait sans retenue à tous les plaisirs de la table ?
Tout au plus pouvait-il recommander du vin vieux pour soigner le foie, comme l’ont
fait d’autres médecins avant lui. Si on l’appelait « tabib », c’est
parce que, de toutes les disciplines auxquelles il s’intéressait, et qui
allaient de l’astronomie à la botanique, en passant par l’alchimie et l’algèbre,
la médecine était celle où il se confinait le moins dans le rôle de simple
lecteur. Mais il n’en avait jamais retiré un seul dirham, car ce n’est pas de
cela qu’il vivait : il possédait, dans la riche Vega de Grenade, non loin
des terres du sultan, une douzaine de villages entourés de champs de blé et d’orge,
d’oliveraies, et surtout de vergers admirablement agencés. Sa récolte de
froment, de poires, de

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