Les 186 marches
fracas étouffé par la poussière épaisse. « Todos a una como en Fuenteovejuna » (dicton espagnol extrait de Calderon). Oui, tous ensemble, sans défaillance, nous gagnerons. Il est près de minuit lorsque nous retrouvons, avec sur des brancards quelques blessés, notre cantonnement du camp central de Mauthausen. Et pendant deux mois – départ 3 heures, retour toujours après 22 heures – pendant deux longs mois nous avons mené ce rythme. Les mines déblayées, nous avons commencé la construction des baraques et nous entourions le nouveau camp ainsi formé de fils de fer barbelés. Et un beau jour, nous restâmes dans ce camp avec trois cents autres déportés. Nous devions construire en trois mois quatre tours imposantes, qui serviraient aux essais de moteurs d’aviation, ainsi qu’une usine réservée aux « travailleurs déportés ».
– Nous pensions : « Le plus dur est passé – nous allons pouvoir souffler un peu – au moins dormir de 20 heures à 4 heures du matin – nous prélasser le dimanche. » Notre euphorie ne se prolongea guère. Le camp était planté dans une terre argileuse lourde, épaisse. Dès qu’il pleuvait – et il pleuvait – nous nous engluions jusqu’à la cheville dans ce bourbier exemplaire. Affamés, exténués, nous devions, avant de toucher notre soupe qui refroidissait dans les blocks, nous déchausser, nettoyer nos socques. La moindre tache de glaise était punie d’une bastonnade en règle… et il n’y avait qu’un robinet pour l’ensemble des déportés. Quant aux loisirs du dimanche, ils étaient parfaitement organisés puisque nous empierrions le camp.
– Un jour, c’était la fin mars, à 10 heures du matin, dans le ciel gris, de gros flocons, larges papillons blancs, apparurent en virevoltant. Ce ballet dura jusqu’à 20 heures. A la fin de notre journée de travail, toutes les voies d’accès au camp étaient recouvertes d’une couche de neige de près de 50 centimètres, nivelant toutes les ondulations de la plaine. Evidemment, pas de chasse-neige, pas d’équipe de pelleteurs pour déblayer les routes. Nous regagnâmes notre cantonnement avec difficulté, parcourant plus de 500 mètres en nous enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux. A l’entrée du camp, on nous fit faire demi-tour :
– « Au chantier ! »
– Aller et retour, ainsi, une fois, deux fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à ce que le rouleau compresseur humain eût ouvert un chemin parfaitement praticable sur la neige tassée. Quatre heures de « rouleau ». Quatre heures pour quatre cents mannequins… mille six cents heures de travail supplémentaire pour le kommando, mais aussi quatre morts et plusieurs blessés. Mes camarades Navarro et Canario, deux gaillards qui ne sont pas revenus, me soutenaient par les épaules pour m’empêcher de tomber. Ils ont contribué à ce que je puisse, aujourd’hui, porter témoignage.
– 4 heures… nuit blafarde, pourrie par l’odeur de la neige et de la fumée du crématoire qui prend aux narines. Une odeur profonde, têtue, qui porte à la tête et vous saoule. Maudit temps… les corvées vont commencer. Ça ne rate pas. Trente sont désignés pour déblayer la cour, dix montent sur les toits des baraques. En dix minutes il faut que tout soit nettoyé. Deux balais pour quarante hommes, les pieds… les mains, les « rnützen » (casquettes), tout y va, tout est bon et vaille que vaille on y arrive.
– Maintenant, le froid vous gagne, vous racle le visage d’une brûlure lancinante, on a beau battre la semelle, on n’arrive pas à se réchauffer. Vivement la soupe.
– « La soupe ! » Avec quelle angoisse nous attendions son heure, l’unique repas chaud de notre interminable journée !
– Pour nombre d’entre nous, la hantise de la faim touchait à la folie. Nous guettions, de loin, l’arrivée des bouteillons. Savoir tout d’abord ce que nous allions manger : à savoir « les deutches macarones », sortes de prèles au long tuyau sableux fourni de pailles rêches, craquant admirablement sous la dent ; les « spinaches », englobant toutes les herbes de la création ; les « colabis », proches parents du chou-rave et dont les feuilles larges et épaisses ne voulaient pas descendre ; les feuilles de betteraves infectes, écœurantes au goût fade et rance, puis, jour de fête, une soupe choucroute, mais cela était rare.
– Ce n’était pourtant pas là tout le problème., il
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