Les 186 marches
la fin de la journée, les kapos ont pris quelques porteurs et ils ont commencé la « tournée des fils ». Les morts de l’après-midi ont complété l’alignement des morts du matin. Les kapos et les S. S. ont compté les vivants et les morts. Un camarade a dit :
– « C’est vrai. Ici on fait l’appel des vivants et des morts. »
– Il y avait au bas du chemin qui descendait au chantier, deux charrettes à quatre roues qui attendaient leur cargaison funèbre. Les Soviétiques ont chargé leurs morts. Il y en avait plus de cinquante ce jour-là. Ce sinistre cortège quotidien a arpenté le sentier jusqu’en mars 1942. Les charrettes laissaient derrière elles une traînée de sang. Des trois mille arrivants, il ne restait, en mars 1942, que quarante-deux pauvres survivants. Un S. S. les fit rassembler et les photographia… en souvenir.
★ ★
– L’hiver (1) 1940-1941 fut extrêmement rude et malgré leur cruauté sans limites, nos tortionnaires durent laisser dans les blocks une quantité assez grande de détenus, notamment ceux qui travaillaient dans les kommandos en plein air, la carrière, le Baukommando, la Siedlungsbau. Nous, les Espagnols, qui étions jusque-là isolés dans les blocks de quarantaine 16,17,18,19, les avons quittés pour les blocks du bas du camp, occupés par des Allemands politiques et droit commun et des Polonais. La discipline n’y était pas si sévère et les contacts entre prisonniers plus faciles. Et ce que personne jusque-là n’avait osé faire, nous les Espagnols l’avons fait.
– Les détenus n’avaient droit à aucune sorte de distraction. Un jour, un groupe d’Espagnols fabriqua un ballon avec des papiers, des chiffons, des bouts de cuir et de corde. C’était un dimanche et, ce jour-là, eut lieu sur la place d’appel – la vieille qui était située en bordure du camp, devant la rangée des blocks 1,2, 3,4 et 5 – la première partie de football de l’histoire du camp de Mauthausen. C’était une partie entre Espagnols. Les Allemands et les Polonais disaient que nous étions fous, que les S. S. allaient nous tuer à coups de-gourdin, que c’était défendu. Nous, nous pensions que, défendu ou pas, il fallait que nous nous remontions le moral. Nous, les Espagnols qui venions d’arriver au camp « libre », comme on l’appelait par rapport à la quarantaine, étions à Mauthausen depuis trois à six mois. Et nous sentions nos forces décliner.
– Ce premier match n’avait évidemment aucun intérêt sportif, mais il constitua notre première victoire sur les S. S. Parce que, contrairement à tout ce qu’on nous avait prédit, les S. S. ne firent rien. Nous introduisions une organisation dans le monde du camp jusque-là soumis entièrement à leur bon plaisir. Nous nous sentions plus forts. Et le dimanche suivant, il n’y eut pas seulement une partie de football, mais aussi un match de boxe, le ring étant marqué par une corde qu’à chaque angle un des nôtres tendait. Les deux boxeurs auraient, sans doute, préféré rester couchés, au lieu de se donner ainsi des coups, et ce n’était même pas par amour du sport qu’ils se dépensaient ainsi, mais pour distraire leurs camarades.
– Non seulement, nous brisions ainsi la peur des S. S., mais cette autre peur, plus débilitante, de se dépenser physiquement et de ne pas récupérer des fatigues du travail forcé. Et pourtant, à l’époque, aucun Espagnol n’avait la moindre planque, mais nous savions de notre expérience que la pire fatigue est celle qui vient du laisser-aller.
– Un matin de l’hiver 1941. Un matin comme les autres matins de ces semaines glaciales. Nous grelottions en attendant la formation des kommandos et, pour la première fois, nous abordions, dans ce camp avec mes amis Santos et Capderilla les grands problèmes que nous avions un peu oubliés : grandeur de l’homme, sa destinée, amour du prochain, nécessité absolue de survivre – « au moins qu’un d’entre nous survive pour raconter ». C’était le matin… le soir venu, après une longue journée de travail, d’angoisse, de faim, nous nous retrouvons pour l’appel. Garde-à-vous. J’étais dans le dernier rang. Silence de peur. Troublé seulement par le martèlement sur le sol de granit des semelles S. S. qui descendaient du block 16. A ma droite un jeune Polonais se mourait debout. Malade, épuisé, son frère et moi le soutenions pour l’empêcher de tomber. II était
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