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Les 186 marches

Titel: Les 186 marches Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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fallait aussi, au moment de la distribution, « avoir du nez », repérer la bonne place et arriver à la fin du récipient pour avoir quelques rares légumes.
    – Ainsi passaient nos longues heures du jour, ne nous apportant rien, sinon cette angoisse sourde, vous crispant la gorge d’une crainte indéfinissable, toujours renouvelée par la faim… les coups… le froid… la pluie.
    – Nous n’avions rien d’humain… rien… ni dans nos vêtements, ni dans notre allure ; nos habits qui nous donnaient un air de « cloches », d’êtres anonymes… indéfinis. En nous vivaient seulement les yeux, des yeux noyés : de grandes prunelles élargies par la souffrance et qui, souvent, scintillaient de terreur. Souvent à peine avions-nous terminé notre maigre pitance que venait l’ordre de nous coucher. Dormir… ne plus penser au lendemain, sombrer comme une pierre au fond d’une eau tranquille, oublier pour quelques heures nos moments de folie… oui, même à croupetons sur nos maigres paillasses sentant la crasse et la paille pourrie, que cela était bon, lorsque l’on pouvait arriver à s’illusionner, à trouver parfois au fond dé cette désolation un sentiment de sécurité ! Ne plus rien entendre… rien voir… plus rien sentir… rien… pas même l’odeur pénétrante de la cuisine du chef de block, où rôtissait un grand plat de pommes de terre, non pas pour nous, mais pour quelques privilégiés, Polonais pour le plus grand nombre, chéris pour leurs joues roses et leur jeunesse tendre…
    – Tous les matins, après l’appel, le Lagerältester criait comme d’habitude le fatidique :
    – « Arbeitskommandosformieren ».
    – A cette époque, le responsable des détenus était un déporté triangle rouge allemand, Magnus Keller, à qui les Républicains espagnols avaient donné le surnom de « King Kong ». Je garderai jusqu’au soir de ma mort le souvenir de ce cri monstrueux et des minutes qui le suivaient, car de 1940 à 1943, il signifiait : « Que le massacre commence ! » Ce « moment » est certainement difficile à comprendre ou imaginer par ceux qui ne l’ont pas vécu et tant mieux pour eux. A peine ce cri avait-il fini de sortir de l’énorme gueule de King Kong que le « beau » rassemblement de l’appel se transformait en un indescriptible désordre, agité de masses, de vagues courantes et affolées se croisant, se dépassant, se heurtant. Un monde fou, secoué de folie. Sans savoir comment ni d’où, des tas de manches de pioche, de gourdins, de matraques, de gummi faisaient surface et le schlagage des déportés commençait. Tout le monde criait. Quant aux kapos ils hurlaient les noms de leur kommando.
    – Pauvre celui qui n’avait pas de kommando attitré. Il était parfois disputé par deux kapos qui désiraient compléter leur effectif et il recevait des coups des deux côtés. A cette époque, seul un nombre réduit de déportés était affecté à un kommando fixe. Celui qui avait eu la chance d’être choisi par le hasard, ou parce qu’il était spécialiste, pouvait compter échapper au matraquage en se dépêchant de gagner le lieu de rassemblement de son kommando. Les « disponibles » – la majorité – hésitants, affolés, poursuivis, « perdus », devenaient des « choses » à abattre car il ne faut pas se cacher que la finalité d’une telle « ronde » était de réduire le trop plein du camp en éliminant les plus faibles. Quelle cruauté de la part des kapos ! Les coups ajustés faisaient éclater les crânes. Les corps roulaient pour ne plus se relever. Ils s’acharnaient avec une furie démentielle sur ceux qui étaient à terre. J’ai vu beaucoup d’hommes finir ainsi, sur les pavés de la place d’appel, dans ces tristes matins des premiers jours de 1942. Ces massacres ont été repris vers la fin 43 contre des détenus français.
     
    ★ ★
    – Mes deux amis Canario et Navarro sont morts. Navarro mort de faim et Canario d’avoir trop mangé. Ce dernier affamé en permanence, se promenait toujours avec une gamelle imposante à la main, à la recherche de rabiot. Un jour un S. S. a surpris son manège. « Ah ! tu as faim ! » Et le kapo a versé cinq litres de soupe épaisse dans la gamelle. « Tout de suite ! Plus vite ! » Ils se moquaient de lui. « Tu n’y arriveras pas. » Canario y est arrivé. Il en est mort le soir même. Navarro, lui aussi, était un costaud gros mangeur. J’avais

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