Les 186 marches
fait sa connaissance dans un camp de prisonniers en France. Il avait vingt-cinq ans. Un jour, je lui fis une remarque sur sa gloutonnerie nuisible à l’ensemble du groupe, et il me répondit par une gifle. Un seul regard méprisant fut ma réponse. Castineiras, un autre compagnon, lui fit remarquer que j’aurais pu être son père. Navarro me regarda. Ses yeux étaient embués de larmes. Il se rapprocha, me demanda pardon et me tendit la main. Nous étions devenus les plus vrais, les plus solides amis du monde. Pendant que nous terrassions, il dépérissait. Courbé, sans réactions, il était sur la mauvaise pente. Nous partagions la couchette de 80 centimètres de large. Ses jambes gonflèrent. Il ne pouvait plus marcher et le Revier était plein. La nuit je l’accompagnais aux latrines ; la dysenterie le vidait. Une nuit, plus faible que jamais, j’ai presque était obligé de le porter dans mes bras. Je réussis à l’asseoir sur un trou de planche qui nous servait de w.c. Il resta silencieux, immobile. Avec beaucoup de difficultés, je l’ai chargé sur mon dos. Ses pieds traînaient par terre. En le déposant sur la couchette, je me suis aperçu qu’il était mort. Dans sa poche, j’ai trouvé une petite photo avec, au dos, une adresse : 8, rue de l’Abreuvoir, Courbevoie, Seine. A la Libération, je suis allé à Courbevoie. C’était la photo et l’adresse de sa mère.
– Pour nous, « là-bas », la vie continuait. Midi, un samedi, nous retournons au camp. Notre kapo, « El Negro » annonce une ration supplémentaire de soupe. C’est le branle-bas, la bousculade, le tumulte. Pour apaiser les esprits, « El Negro », les bras en ailes de moulin à vent, lance son gourdin. Au premier tour je me retrouve par terre, la lèvre supérieure béante, crachant une dent.
– Un jour, avec mon camarade Coy, nous devions déblayer un tas de gravats. Notre brouette roulait sur un chemin Je planches englué de terre glaise. Chacun de nous, à tour de rôle, piochait et chargeait la brouette que l’autre emportait. Pendant la matinée, le travail avait été très facile. Le sous-kapo chargé de nous surveiller nous avait laissé faire à notre guise. L’après-midi il est devenu plus nerveux, plus hargneux. Il exigeait que nous forcions la cadence. La pluie rendait nos planches glissantes. Si l’on ne voulait pas dérailler, il fallait rouler, les muscles tendus, attentif au moindre départ en dérapage. C’était au tour de Coy de « conduire ». Un S. S. s’était approché. Le petit Kapo, pour se faire applaudir par le « maître », balança un coup de pied à Coy. Glissade. Coy se releva calmement et retourna la brouette. Roue en l’air. Le kapo blêmit. Il se mit à gesticuler puis à frapper, frapper comme une bête enragée. Il se saisit de la pelle, brisa le manche, ramassa les morceaux. Coy était immobile. Le S. S. s’approcha et le kapo cessa la bastonnade. Le S. S. retourna Coy de la pointe du canon. Pas le moindre sursaut de vie. Une corvée chargea le corps sur une plate-forme à deux roues. Au retour, au cantonnement, j’appris que mon camarade avait été enlevé par le camion qui, tous les jours, transportait les cadavres au crématoire.
– A la fin de l’année 1944, je regagnai le camp central. J’étais un privilégié : je venais d’être versé au kommando chargé de l’épluchage des pommes de terre pour les S. S. J’entrai à la baraque 6. Près du poêle, Coy mangeait un morceau de saucisson. C’était sûrement une hallucination ! Il me regarda, sourit. Nous nous embrassâmes. Aujourd’hui encore, j’admire son courage. Il en avait fallu pour tenir tête au « petit sous-kapo », devant un S. S. Coy s’était réveillé dans le camion qui roulait vers Mauthausen. Au camp, la solidarité espagnole avait joué et bien joué puisqu’il était remis.
– Novembre 1942. Le thermomètre marque déjà moins dix. Les tours d’essais fonctionnent. Un vacarme infernal couvre le camp. Je terrasse toujours dans l’usine qui se construit. Nous ajoutons au ciment un produit chimique qui permet la « prise », la solidification. Nous sabotons au maximum en mettant le minimum de produit (Jans les bétonnières. Nous attendrons 1944 pour voir le résultat : lors d’un raid de l’aviation alliée, une bombe tombe à cent mètres de l’usine… qui tremble, hésite et s’écroule comme un château de cartes.
– Je n’étais plus qu’une ombre.
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