Les 186 marches
j’en compterai 186 qui, à la montée, en valent dix fois plus. Je suis dans les premiers rangs, une vieille habitude. Il est préférable de régler la cadence que de la suivre. Je me retourne et j’ai, à ce moment, l’impression violente et inoubliable d’une vision de « Métropolis », transposée du cinéma dans la vie. Et c’est l’impression de tous les camarades qui, dans les années 30, ont vu ce film. Nous arrivons en bas, sans forces, épuisés, vidés autant par le manque de nourriture, le sommeil, la fatigue de la descente, que l’émotion qui nous étreint. Vite, nous choisissons une pierre de quelque 15 kilos, la posons à terre et nous asseyons dessus pendant que les derniers arrivent et se servent. Nous ne remonterons que lorsque tout le monde aura sa charge. Attention ! celui qui prend une pierre trop petite s’en voit imposer une très grosse ou pis, deux pierres semblables, lourdes et peu maniables et il devra monter ses deux pierres comme il pourra. Lorsque tous les groupes sont reconstitués, nous commençons l’ascension. Tous les hommes sortis ensemble doivent rentrer ensemble au « lager ». Nous remontons péniblement l’interminable escalier, nos jarrets plient, mais nous savons que, coûte que coûte, nous devons arriver en haut avec notre chargement, arriver sous peine de mort ! Ceux qui ne pourraient suivre, seraient, sans pitié, abattus par les S. S. ou précipités du haut de la falaise abrupte (au mois de septembre 1944, treize Français, m’a-t-on dit, auraient été fusillés à mi-hauteur, leur épuisement ne leur permettant plus de gravir le chemin). Ceux qui, en route, posent leur pierre pour en arracher une plus petite au bord de l’abîme, sont schlagués et chargés doublement. Vision infernale et monstrueusement irréelle que celle de ces hommes au crâne nu, amaigris, pâles vêtus d’innombrables loques, qui gravissent en geignant les 186 Marches de ce calvaire collectif, sans s’arrêter, portant leur pierre sur l’épaule, sous les bras, sur le ventre, tous en rangs serrés, pendant que kapos et S. S. gueulent, aboyent et frappent. En haut enfin, les premiers rangs ont la possibilité de souffler un peu, car la colonne s’est étirée et doit « recoller », mais les derniers, pour rattraper le temps perdu, doivent monter en courant, le visage cinglé par les coups de baguette, lapidés aussi par d’autres S. S. plus féroces. Pauvres derniers, arrivés les derniers en bas, ils ont choisi une pierre rapidement, sont repartis aussitôt, et la colonne se remet immédiatement en marche sans qu’ils puissent souffler une seconde, dès qu’ils ont atteint le haut de l’escalier !
– Nous faisons en sens inverse le chemin légèrement montant maintenant qui entre au « lager ». La cadence est plus lourde, plus lente aussi, semble-t-il. La porte « mongole » est en vue : pas cadencé, plus d’autre bruit que le martèlement des semelles et le rythme scandé à haute voix par le kapo. Ce dernier, sa casquette à la main – nous n’avons pas encore de coiffure – fait rentrer sa théorie en rangs impeccables en annonçant le nombre à haute voix, en passant devant le S. S. du poste qui nous recompte, comme s’il se pouvait que l’un d’entre nous, frusqués comme nous le sommes, rien dans le ventre, au milieu de notre haie mouvante de gardiens, ait pu fuir. La porte se referme sur le dernier rang. Nous portons nos pierres à l’extrémité du camp, où l’on érige de nouvelles constructions, présentement une infirmerie modèle (!) qui sera à peine terminée à la Libération. Car, jusqu’au dernier jour de la captivité, alors que depuis plusieurs mois, l’Europe, entièrement libérée, ne fournit plus de forçats, on continuera quand même à agrandir ou aménager les K. Z. Nous passons près du chenil, où nous pouvons voir de magnifiques chiens-loups, des molosses, des bergers allemands, des dogues, qui aboient furieusement après nous, babines retroussées sur des dents menaçantes… Heureusement que nous en sommes séparés par un grillage, car ces fauves fonctionnaires ne demandent qu’à se jeter sur nous pour nous déchirer. Nous savons qu’ils sont dressés spécialement, les uns pour ouvrir la gorge, d’autres pour déchirer le bas-ventre, les autres pour mordre aux mollets, etc. Nous jetons nos pierres dans les tranchées de fondations où d’autres détenus sont employés comme maçons, et nous repartons
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