Les 186 marches
secondes, pour lui permettre de reprendre son souffle ; et de nouveau le frappait pour qu’il disparaisse encore. Le supplice dura quelques minutes. Puis le S. S. le fit sortir de la rivière et se mettre au garde-à-vous.
– Par le grand froid qu’il faisait, plus de 25°au-dessous de zéro, les vêtements trempés d’eau du jeune homme se transformèrent en une enveloppe de glace. L’eau qui ruisselait sur son visage gela aussi. Il devait être absolument immobile, tandis que le S. S. tonnait autour de lui en tapant des pieds.
– La scène se prolongea près d’un quart d’heure. Puis le S. S. qui avait hâte d’aller se réchauffer dans une baraque, lui déclara qu’il avait à choisir entre deux attitudes : ou bien se mettre au travail jusqu’au soir dans ses vêtements de glace ; ou aller au mirador se faire fusiller.
– Le Polonais eut à peine une seconde d’hésitation. Il prit le chemin du mirador. Ses vêtements se craquelaient à chaque mouvement. Il gravit le remblai non sans tomber à plusieurs reprises. Il n’en pouvait plus, certainement glacé jusqu’au fond de la chair. Un moment, nous l’entendîmes crier. Arrivé au sommet du remblai, il se mit à courir face au mirador. Il voulait en avoir fini plus vite. Le S. S. de garde lui tira deux balles, coup sur coup. La première lui coupa le petit doigt de la main droite. La seconde lui traversa le cœur et l’étendit raide mort.
Pratiquement tous les déportés qui ont séjourné à Mauthausen – même les « transitaires » en attente d’affectation à un chantier extérieur ou un kommando constitué – ont gravi les 186 Marches de la carrière. Ce « grand escalier » est, en quelque sorte, devenu le symbole de la déportation. Bien sûr, personne n’a vu la carrière avec les mêmes yeux. Cela dépendait des jours, parfois des heures, des saisons, des « périodes » surtout du camp, des humeurs, de la réalité militaire des fronts, mais aussi de la catégorie pénitentiaire des déportés. Rien de comparable entre les semaines d’« offensive » réservées à une nationalité ou les simples séances de dressage et de mise en condition pour casser les résistances des nouveaux arrivants, entre le travail réclamé aux membres du commando fixe (mineurs, débiteurs, tailleurs de pierre) et celui fourni par les manœuvres accidentels ou les « punis de carrière ». Mais ces visions différentes se rejoignent toujours sur une marche ou l’autre.
– C’est un lieu commun à Mauthausen que de dire que chaque pierre, chaque moellon du mur d’enceinte représente la vie d’un homme. Si l’on considère que les Espagnols ont amené sur leur échine amaigrie les pierres de 50,60 er 70 kilos et même plus, des pierres arrachées au sol et montées tout au long des 186 Marches et d’un chemin empierré et inégal sur plus d’un kilomètre.
– Nous aussi allons goûter de la carrière. Le samedi et le dimanche de Quasimodo, nous ferons en tout sept voyages dans des conditions telles qu’elles sont inoubliables. Mille cinq cents hommes environ sont rassemblés sur la place d’appel, en rangs par cinq, en groupes de cent. Nous sommes là, grotesques et misérables dans nos défroques de carnaval (nous avons touché depuis quelques jours de lamentables loques, résidus des uniformes de toutes les armées d’Europe depuis cinquante ans, ou vieux vêtements civils). Un appel rapide, des ordres gueulés et nous nous ébranlons sans prononcer un mot, droits comme des piquets, martelant le sol cimenté de nos sabots de bois, au pas cadencé. La lourde porte « mongole » s’ouvre en grand et un S. S. compte à la sortie. Dehors, une haie de « Posten » (sentinelles) nous attend. Ils nous encadreront de façon serrée jusqu’à la carrière. Le chemin est grossièrement empierré, mais par bonheur pour nous, à défaut de rouleau, le passage journalier, depuis des années, de dizaines et de dizaines de milliers d’hommes l’a usé des millions de fois et l’a un peu égalisé. Devant nous, la carrière apparaît subitement, vision hallucinante de cette presque interminable colonne de forçats qui s’allonge sur la rocaille, en rangs parfaits entre nos gardes-chiourme menaçants, et qui accélèrent le mouvement à coup de crosse, de botte et de baguette.
– Nous commençons la descente de l’escalier aux marches inégales et mal taillées, hautes de 20 à 30 centimètres. C’est au retour que
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