Les 186 marches
Le soir, quand ils sont remontés dans la baraque, les Espagnols se sont réunis et ont fait la minute de silence à leur intention. Ce qui étonna le personnel des blocks ; jamais cela ne s’était produit parmi eux. Les « verts » et les « noirs » commencèrent à comprendre que les Espagnols n’étaient pas des prisonniers comme ils croyaient lors de leur arrivée. Il fut reconnu que l’esprit de solidarité avait pénétré au camp avec les Espagnols, et cet exemple ne devait pas rester sans résultat.
– Les corps de nos camarades avaient déjà passé au crématoire. Au moment de l’appel devant la baraque 19, Herr Kommandoführer nous harangua à propos des événements de la carrière. « Tous les cochons de communistes, juifs ou non, dit-il, ne chanteront plus jamais leur hymne. » Le même soir, nous nous sommes juré que si nous devions être tués, nous chanterions l’Internationale comme nos camarades. Ceci se passa le 11 octobre 1940 et nos camarades assassinés se nommaient Filip Weisz, Bereu Lozneanu, Israël Diamant, Mihail Leb, Saia Abramovici, Sigmund Sonnereich.
– Du groupe des huit, il en restait un, le docteur José Gardonyi. Le jour suivant, les S. S. et les kapos le frappèrent à coups de manche de pelle et quand il tomba sans pouvoir remuer bras ni jambes, la mitraillette l’acheva.
– Les camarades espagnols étaient très affectés par ces morts. Mais ils n’avaient pas le courage de nous dire qu’après les Juifs, ce serait notre tour. C’est nous qui devions dire : « Nous ne sommes pas tombés en Espagne, nous tomberons sans doute ici. C’est la même lutte contre le même ennemi. »
– L’année 40, qui ne compta pourtant que quelques mois de séjour au camp, fut sans doute, pour les Espagnols, la plus terrible : beaucoup moururent de faim et de froid ; ils n’avaient pas d’autre kommando que celui de la carrière et, dans les baraques, ils n’avaient qu’un châlit de 65 centimètres où devaient dormir quftre-personnes.
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– La carrière était là avec ses 186 marches irrégulières, caillouteuses, glissantes. Les visiteurs actuels de la carrière de Mauthausen ne peuvent se rendre compte, car, depuis, les marches ont été refaites – de véritables marches cimentées, plates et régulières – alors qu’à l’époque elles étaient simplement taillées à la pioche, dans la glaise et le rocher, retenues par des rondins, inégales en hauteur et en largeur, par conséquent extrêmement pénibles aussi bien à la montée qu’à la descente, avec des pierres roulantes sous nos pieds mal chaussés de « claquettes », et la cadence qui était imposée était extrêmement rapide. Le travail consistait à prendre une pierre d’un volume et d’un poids respectables et de la monter en empruntant les 186 marches au-delà desquelles il y avait encore une assez longue distance à parcourir. Malheur à celui qui avait pris une pierre jugée trop petite ! Cela se faisait environ à la cadence de huit à dix voyages journaliers, et le rythme imposé était infernal, sans une seconde de repos.
– Dès le premier voyage, j’ai remarqué tout le long de l’escalier un grand nombre de pierres, de toutes les tailles, abandonnées là. Tous les 50 mètres à peu près, il y avait un kapo donnant de la gueule et du « gummi ». Sa mission était d’activer la marche et d’éviter les intervalles dans la file. De loin en loin, sauf dans l’escalier, il y avait des S. S. qui supervisaient la manœuvre. C’était la mort presque certaine pour celui qui lâchait sa pierre ou qui tombait. Au départ, au bas de l’escalier, une brute surveillait au passage la pierre que vous portiez ; elle devait avoir un volume respectable, c’était un granit lourd, compact, aussi le poids atteignait facilement une moyenne de la quarantaine de kilos. Au second voyage et aux suivants, j’ai pris le volume exigé. Aussitôt le contrôle passé, sans être vu, je lâchais discrètement un des cailloux et je montais avec seulement une demi-charge. C’était d’ailleurs très largement suffisant. Les kapos, sur le parcours, ne s’intéressaient pas à ce que l’on portait, pourvu que l’on porte quelque chose ; leur mission consistait uniquement à faire activer la montée et serrer les rangs.
En haut de l’escalier, où il y avait un nouveau contrôle, je ramassais une autre petite pierre que je joignais à celle que j’avais déjà, et
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