Les 186 marches
vers la carrière, selon le même cérémonial immuable. Et trois fois le samedi, quatre fois le dimanche, les jambes lourdes et le corps plus apesanti chaque fois, nous referons le même trajet. Nous reviendrons exténués et pourtant qu’aura été ce court intermède dans notre vie à côté du régime auquel étaient soumis les Espagnols au début, et qui faisaient le voyage quinze fois par jour avec des pierres de 50 kilos au moins ! Quant à nous, je calcule alors – il faut bien occuper l’esprit – qu’en sept voyages nous aurons apporté sept fois mille cinq cents pierres dont le poids total peut être estimé entre cent cinquante et deux cents tonnes. Nous aurons ainsi fait le travail de trente à quarante camions ! et l’économie !
– Pour tous ceux qui sont passés par le camp de Mauthausen et qui ont obligatoirement travaillé à la carrière, ne serait-ce qu’en remontant les pierres – c’était la consécration – le souvenir de la terrible carrière reste l’un des plus mauvais de toute leur vie de détenus. Même les plus endurcis sont marqués de telle façon que le rappel de l’escalier aux 186 Marches et du spectacle poignant de l’armée des forçats en rangs serrés le montant ou le descendant, cause en eux une sorte de terreur rétroactive lorsqu’ils se remémorent les tragédies sans nom dont ce sinistre lieu fut le théâtre pendant au moins six ans.
– La première victime de notre groupe fut le docteur Emerico Mezei, qui était médecin militaire. On l’avait catalogué parmi les Juifs, car il avait une grand-mère juive. Il n’avait aucune disposition pour un travail de force et fut repéré par les S. S., qui le frappaient surtout à la tête. Le troisième jour, il était méconnaissable et nous ne pouvions plus l’identifier que par son numéro matricule ; nous ne savions que faire pour diminuer ses souffrances. Le lendemain, après être remontés du travail et peu avant l’appel, les S. S. lui amenèrent un fil de fer et l’obligèrent à se pendre devant la baraque 19. Son corps était encore chaud quand il fut traîné au crématoire. Voilà comment finit ce diplômé de la Sorbonne, qui avait fait tout son devoir sur les champs de bataille d’Espagne, ainsi qu’à Dunkerque où, sous le feu, il avait soigné les blessés français et allemands.
– Des dix de notre groupe, huit étaient inscrits comme Juifs. Le lendemain de la mort du docteur, les sept qui restaient remontèrent de la carrière dans un état effrayant, dents cassées, oreilles arrachées, yeux gonflés, visage tuméfié. Mais ils refusèrent de manger le supplément que les camarades espagnols leur offraient, car ils étaient convaincus qu’ils allaient mourir. Le même soir après l’appel, ils demandèrent à nous parler et quand nous fûmes rassemblés, le camarade Sonnereich Sigmund prit la parole. « C’est bien évident, nous dit-il, l’exemple du camarade docteur Mezei confirme ce que nous savions : tous les Juifs sont condamnés. En ce qui nous concerne, ce n’est pas la peine de résister et de souffrir inutilement. Mais vous autres, bien que vous ayez le triangle rouge, vous n’êtes pas Juifs et vous aurez peut-être plus de chance que nous. Si l’un de vous en sort vivant, dites aux nôtres où et comment nous sommes morts. Notre ultime volonté, c’est que vous disiez à nos parents et à nos amis que nous sommes morts comme ils nous ont connus et qu’ils nous considèrent comme tombés au champ d’honneur dans la lutte contre le fascisme et pour la liberté. » Ce soir-là, aucun d’entre nous n’a pu avaler la moindre nourriture. Ce bref discours s’était tenu dans les lavabos, et nous ne pouvions même pas serrer la main de nos camarades tellement elles étaient douloureuses. D’autres camarades espagnols sont venus se joindre à nous et ils pleuraient devant la cruelle réalité.
– Le lendemain, quand ils sont arrivés à la carrière, ils se sont embrassés et, en chantant l’Internationale, ils se sont dirigés vers le mirador. Épouvantés, tout le monde arrêta son travail, les S. S. hurlaient « Hait ! ». Ils marchaient toujours, chantaient de toutes leurs forces, et tout le monde entendait l’Internationale, jusqu’à ce que les mitraillettes les fauchent.
– Ces camarades étaient des citoyens roumains plusieurs fois blessés au cours des combats en Espagne où ils étaient venus s’engager comme combattants antifascistes.
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