Les amants de Brignais
penses aux morts… Les tiens, si j’ose dire.
– Oui.
– On ne les pourra compter. Il faudra une vaste fosse commune.
– Je sais.
– En fait, la bonne chance est avec toi.
– J’en ai vergogne.
Tristan s’était senti rougir à cet aveu. L’inflation de sa honte avait-elle été si visible que Bagerant semblait s’en réjouir ?
– Tu ferais mieux de penser à ta belle.
– J’y pense aussi.
Il y songeait avec angoisse. Tiercelet avait-il réussi l’évasion qu’il avait si soigneusement pourpensée ? Etait-il possible qu’il eût échoué ? Non ! Non ! Ils se reverraient. Il redirait son amour à Oriabel et son affection au brèche-dent. Il…
– Je conçois que tu l’aimes.
Que contenaient ces mots ? De l’admiration ? De la résignation ? De l’envie ?
– Tu conçois que j’aime Oriabel, mais tu ne peux savoir combien.
Il avait trouvé en elle des regards, des inflexions de la voix et du corps, des complaisances et des douceurs qui attestaient la simplicité de son admiration, la perfection de son attachement, la plénitude de son amour et la volonté soutenue – et récompensée – d’être une épouse accomplie, impossible à souhaiter différente. Il avait connu le bonheur d’être aimé par une enchanteresse dont, après la contemplation jamais déçue, les élans le réduisaient au merveillement ou à la stupeur amoureuse comme si, par une sorte de perfection magique, elle avait deviné ses désirs, ses intentions et ses espérances alors même qu’ils s’ébauchaient au tréfonds de son esprit et de son corps. Elle l’avait décontenancé parfois, passant de l’admiration à l’adoration, du silence au murmure, du sourire des lèvres à la gaieté des yeux…
– Cesse d’y penser. On se préjudicie de penser à amour lors des batailles. Il n’y a, en ces moments-là, lue la haine qui compte. La guerre est une réalité qui end l’amour illusoire. Ces paroles amères avaient le goût du sang.
IV
L’astuce des Tard-Venus consistait à reculer lentement, de façon que l’essentiel de la bataille s’approchât du Mont-Rond. En croyant dominer péniblement mais infailliblement l’adversaire, les guerriers du roi apprêtaient une déception dont Tristan se refusait à concevoir l’ampleur.
On se battait par groupes acharnés dans les friches des Aiguiers et des Saignes. On s’entre-tuait pareillement au pied des Hautes-Barolles, et même vers le Janicu. Cependant, l’infernale pression des routiers semblait s’exercer surtout dans la plaine des Basses-Barolles, parallèlement à la voie reliant Brignais à Saint-Genis. Groupés dans les Basses-Vallières, mille hommes de réserve contenaient toutes les poussées vers le sud. Pris dans cette tenaille, les justiciers privés de leurs principaux chefs, ne pouvaient que progresser en direction du Mont-Rond.
Tristan essayait de se réconforter en se disant que quelques lambeaux de cavalerie viendraient troubler sinon anéantir le stratagème des malandrins. Mais si les chevaux devaient être nombreux encore, leurs maîtres avaient été occis ou contraints de se défendre à pied. Du sommet de la colline où le vent émoussait les cris et les vacarmes, il n’osait porter ses regards sur ce qui subsistait d’un campement livré aux combattants, aux détrousseurs, aux rebouteux et aux mires des deux partis, lesquels, parfois, se colletaient et se pourfendaient aussi. Bagerant qui s’en était allé conforter ses femmes, revint l’œil pétillant :
– Elles sont quiètes… Il faudra que je te les montre… J’ai parmi elles une abbesse qui fait l’amour divinement !… Deux autres ont quatorze ans et la dernière quinze… Elles n’ont pas comme toi envie de me quitter !
– Les mettras-tu sur la pente avec les autres otages pour qu’elles y soient occises et courroucent encore plus vos ennemis ?
– Aymery a décidé de les épargner… Pourquoi ? Parce que si on les sacrifiait ce midi, nous n’aurions rien ce soir pour célébrer la victoire ! Il va de soi qu’on t’empruntera la Mathilde et qu’on te laissera ta femme !
Devant eux s’étendait le versant ouest du Mont-Rond, creusé d’un ressaut où paissaient deux vaches, et qui redescendait, ensuite, vers la plaine avec, çà et là, les bourrelets des murets défensifs, les meulons de pierres entourés de frondeurs, la plupart assis, immobiles, et les palis 103 dont certains pieux ébranchés en
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