Les Amants De Venise
dans
l’église.
On l’avait transporté sur les bords du canal.
Le chef de police jeta un long gémissement et se mit à courir,
éperdu.
Rentré chez lui, il se laissa tomber sur un fauteuil, mit sa
tête dans ses deux mains, et sa longue méditation commença par ce
mot qui tomba sourdement de ses lèvres :
« Justice !… »
*
* *
Les décisions promptes jaillissent tout à coup d’un cerveau
chargé de pensées comme la foudre jaillit soudain d’un ciel
d’électricité. Roland Candiano, en allant à Saint-Marc, savait ce
qu’il allait y trouver. Dans la grande conspiration d’Altieri
contre Foscari, peut-être avait-il joué un rôle actif, bien
qu’occulte. Il est certain, en tout cas, que quelques-uns des
conspirateurs lui étaient dévoués. Par eux, il était au courant des
intentions du capitaine général.
L’idée de mettre ses deux ennemis en compétition était un trait
de génie. Foscari ou Altieri succomberait sûrement. Quoi qu’il
advînt, lui, Roland, divisait l’adversaire et par conséquent
l’affaiblissait. Il paraît prouvé que ce fut notamment sur ses
instances que l’amiral prit fait et cause pour Altieri.
Ainsi le doge et le capitaine général entraient en lutte sans se
douter que Roland les armait l’un contre l’autre.
Donc, le soir où Roland fut prévenu par une de ses créatures que
la dernière réunion des conspirateurs allait se tenir dans les
souterrains de Saint-Marc, il connaissait d’avance le spectacle qui
l’attendait là. Ce fut à ce moment que le hasard lui livra le chef
de police Guido Gennaro. Il l’entraîna avec lui.
Dès que, sous son déguisement de barcarol, il eut reconnu le
chef de la police vénitienne, dès cet instant lui vint la pensée
que Guido Gennaro devait être un élément actif dans le dispositif
de ses forces et l’accomplissement de l’œuvre qu’il poursuivait
avec une terrible patience.
Instantanément, les deux idées de la conspiration et du chef de
police s’associèrent en lui.
Révéler à Guido Gennaro tout ce qui se tramait, et les noms des
conspirateurs, et le chef de l’entreprise, tel fut le plan
immédiatement conçu et exécuté comme on a vu.
Les conséquences de cette décision pouvaient être
formidables.
Ce pouvait être la guerre civile entre les patriciens partagés
en deux camps, c’est-à-dire l’extermination ou tout au moins
l’épuisement de tous ceux qui avaient intérêt à asservir le peuple
et Venise.
Une fois Gennaro informé par le spectacle qu’il avait sous les
yeux, Roland lui faisait grâce ! Une fois le tigre armé de
dents solides, il le lâcherait. C’était formidable comme
conception.
*
* *
Guido Gennaro revint au bout de deux ou trois heures du
prodigieux étonnement qui avait d’abord paralysé sa pensée. Peu à
peu, son émotion se calma aussi, et il se mit à réfléchir.
Mais, par une sorte d’étrange pudeur, toutes les fois que ses
réflexions s’arrêtaient à Roland Candiano, il faisait effort pour
songer à autre chose. Cependant, c’était à Roland qu’il revenait
toujours comme malgré lui. Et de ce côté, l’étonnement
persistait : étonnement de se voir encore vivant, étonnement
de cette scène de la condamnation, qui se terminait par cette
secousse violente :
Roland lui disant : « Vous êtes libre… »
Il mit fin au trouble qui l’agitait en grognant :
« Mon devoir est de l’arrêter. Je l’arrêterai. Mais voyons
d’abord au plus pressé. »
Et tout son instinct de policier réveillé, il se mit à rire
silencieusement, en songeant au vaste coup de filet qu’il allait
préparer. Longuement, il se promena à pas lents, se frottant les
mains, continuant son effort.
« Cette fois, conclut-il, je crois que je serai grand
inquisiteur… »
Puis, après un tressaillement soudain :
« Et quant à lui… oui… il faut que je
l’arrête ! »
Chapitre 2 JUANA EN MARCHE
Juana était arrivée à Venise le lendemain du jour, où, dans la
scène à laquelle elle avait assisté, elle avait dit adieu à Roland
et à Scalabrino. Elle n’eut pas un instant la pensée de se réfugier
dans la vieille maison du port.
Elle choisit un modeste logement situé dans l’une des tortueuses
ruelles qui aboutissaient à la place Saint-Marc.
Elle n’avait aucun plan arrêté.
La pauvre fille n’avait qu’une idée fixe et précise :
sauver Sandrigo, le sauver des coups de Roland.
Le problème était redoutable.
Elle
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