Les Amants De Venise
si je m’en souviens, de te ficeler quelque peu et de
te bâillonner. Mais j’espère que tu ne m’as pas gardé rancune,
dis ? C’était de la politique, vois-tu, et la politique, ma
chère, est un despote très exigeant. Ce jour-là, elle exigeait que
tu fusses liée, bien que mon cœur saignât de cette exigence. Je te
le répète, Juana, je puis, si je veux, te procurer une agréable
position ; avec ta beauté et ton intelligence, je ne doute pas
que tu arrives à te débrouiller alors. Voyons, que dirais-tu d’un
poste de première camériste dans une honnête et riche maison de
Venise ? Je connais un de mes amis intimes qui va se marier
prochainement, très prochainement, et qui, pour toutes sortes de
motifs que je t’expliquerai plus tard, ne serait pas fâché de
placer près de sa jeune femme une fille dévouée, capable de tout
comprendre. Je puis te recommander à cet ami qui, j’en suis sûr,
t’accueillera favorablement. Qu’en dis-tu ? Que
penses-tu ? Que rumines-tu ?…
– Sandrigo, dit Juana, je suis venue pour te sauver.
– Me sauver ? De qui donc ?
– De Roland Candiano. »
Sandrigo bondit ; il se leva si brusquement que l’escabeau
sur lequel il s’était assis se renversa. Cette teinte d’ironie
qu’avait prise son visage fit place à une indicible expression de
haine.
« Encore cet homme ! gronda-t-il. Cet homme qui m’a
humilié, qui a infligé à mon orgueil une inguérissable
blessure ! Oh ! je le hais de toute mon âme. Juana, tu es
une bonne fille, et je te demande pardon de n’avoir pas toujours
été avec toi aussi fraternel que j’aurais dû l’être. Tu viens
exprès à Venise pour me prévenir. C’est beau, sais-tu, ce que tu
fais là ! Car enfin, je t’ai bien maltraitée à Mestre. Donc,
cet homme est à mes trousses ! Damnation, je donnerais dix ans
de ma vie pour me trouver seul à seul avec lui ! Tu ne sais
pas ce qu’il m’a fait, Juana. Ah ! j’ai beau être officier des
archers de Venise, j’ai beau porter un costume que l’on salue, j’ai
beau être admis dans la société vénitienne, j’ai beau avoir la
gratitude de certains personnages comme l’évêque et le doge, je
n’arrive pas à oublier les ivresses de la vie libre de la montagne…
J’en ai été chassé, Juana ! Chassé comme un laquais, moi qui
en étais le roi redouté ! Un homme s’est trouvé qui m’a
vaincu, qui m’a fait crier de douleur et pleurer de rage devant nos
bandes. J’ai fui honteusement. Mais ces larmes que j’ai dévorées,
ce sont autant de gouttes de fiel qui sont tombée dans mon cœur…
Ainsi donc, Roland Candiano vient sur moi ? Oh ! merci,
petite Juana, d’être venue me prévenir !… Le misérable !
Tu vas tout me dire, n’est-ce pas ? Tu as surpris ses
intentions ? Tu sais sans doute où il se cache ?… Ne
crains rien, Juana ; dis-moi où je puis le rencontrer, et dans
une heure, Roland Candiano aura vécu.
– Sandrigo, dit Juana, tu ne tueras pas Roland
Candiano.
– Qui m’en empêchera ?
– Moi.
– Tu es folle ?
– Regarde-moi, fit-elle tristement, ai-je l’air d’une
folle ?
– Je ne te comprends pas. Tu dis que tu veux me sauver de
Roland Candiano, et en même temps tu m’annonces que tu m’empêcheras
de le frapper.
– J’ai dit ce que j’ai dit, Sandrigo. Écoute : si
Roland te frappe, je mourrai de désespoir. Et c’est pourquoi je
suis venue te sauver. Mais avant que tu le frappes, toi, il faudra
que tu me tues moi-même. »
Sandrigo éclata d’un rire violent :
« Que signifie cette polenta ? Tu veux et tu ne veux
pas…
– Je ne veux pas que tu meures, et je ne veux pas qu’il
meure ; pardonne-moi, Sandrigo, de te dire si mal ce que je
pense pourtant avec toute mon âme ; ne vois-tu pas combien je
suis troublée, et que tes regards de colère me
bouleversent ?
– Tu ne veux pas qu’il meure, et tu prétends me
sauver ? Ah ! çà, tu n’as donc pas entendu ce que je t’ai
dit ? Que je hais cet homme plus que tout au monde, que je
l’exècre au point qu’il n’y aura pas de repos pour moi tant qu’il
vivra ? Que je l’aie à portée de ce poignard, une bonne
fois ! »
D’un coup furieux, Sandrigo enfonça dans une table le poignard
qui vibra pendant quelques instants.
Mais aussitôt, il songea que s’il effrayait Juana, il ne saurait
rien.
« Voyons, reprit-il d’une voix plus calme, puisque tu ne
veux pas que je touche à Roland
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