Les Amants De Venise
son repaire que pour piller, voler,
incendier.
Et c’était surtout contre Venise naissante qu’il exerçait ses
ravages et sa rage. En effet, seul maître jusqu’alors de la grande
lagune, ce n’était pas sans une fureur jalouse qu’il avait vu
s’établir près de lui dans les îles sablonneuses, ces voisins
hardis qui venaient lui disputer l’empire des mers et de la terre
circonvoisine. Aussi, tous les trois ou quatre ans, il apparaissait
avec ses hommes d’armes, débarquait tout à cheval, bardé de fer, la
lance au poing, et de grands massacres commençaient. Il détruisait
les pilotis sur lesquels s’édifiaient des maisons, inondait les
palais à peine élevés, tuait le plus qu’il pouvait, et finalement
reprenait le chemin de son nid, emmenant en captivité les plus
belles d’entre les jeunes Vénitiennes.
Il est vrai qu’à chaque expédition, Catenaccio s’en revenait
meurtri, ayant laissé sur le carreau un grand nombre de ses
compagnons. Mais à peine rentré, il s’occupait de remplacer les
morts ; quant aux blessés, il ne s’en inquiétait pas :
une fois pour toutes, il avait donné l’ordre de les entasser sur un
bateau que l’on conduisait à l’endroit qui devait être le canal
Orfano, de sinistre mémoire ; et alors, tout simplement, on
coulait le bateau. Catenaccio, par ce système, avait persuadé ses
hommes qu’il était urgent de vaincre ou de mourir sur place. Les
survivants étaient magnifiquement récompensés en or, en bijoux et
en femmes. Pendant les quelques jours qui suivaient l’expédition,
c’était dans le château une débauche effroyable. De loin, les
Vénitiens entendaient les cris de leurs femmes qui essayaient
encore de se défendre, et on conçoit que leur colère et leur
terreur allaient en grandissant. Quant à Catenaccio, à peine
avait-il reformé sa troupe de brigands qu’il montait sur la tour de
l’Est qui regardait Venise ; alors, pendant des journées, il
contemplait avec rage les Vénitiens, qui bravement se remettaient à
l’œuvre, et il préparait une nouvelle expédition.
Il y avait quatre tours au château, disait encore la légende.
Chacune de ces tours était habitée par une femme, une de celles
qu’il avait emmenées en captivité. Chacune de ces femmes, à son
tour, devait subir ses étreintes. Or, au retour de chaque
expédition, voici ce qui se passait :
Dans la cour du château, Catenaccio choisissait dans le lot des
captives les quatre qui lui convenaient le mieux, et il avait soin
de les choisir de beautés différentes ; puis il abandonnait le
reste à ses soldats. Alors, il prenait par la main l’une des quatre
qu’il s’était réservées, et la conduisait, la poussait plutôt vers
la tour de l’Est. Là, en présence de la femme qui y était déjà, il
commençait par violer la nouvelle venue. Puis il saisissait
l’ancienne par les cheveux, et d’un seul coup, lui tranchait la
tête. Cette même opération, il la renouvelait dans les trois autres
tours. C’est ainsi que Catenaccio procédait à l’installation de ces
quatre nouvelles femmes, à chaque expédition.
Le voisinage d’un pareil gaillard était, dit la légende, une
véritable calamité. L’Homme Brun accumulait les forfaits sans qu’il
fût possible de prévoir la fin de ces désastres. L’Homme Brun,
c’était Catenaccio, ainsi surnommé à cause de sa longue barbe
noire.
Les Vénitiens tentèrent divers remèdes héroïques pour se
débarrasser du fléau. D’abord, ils voulurent entourer d’un rempart
leur ville en fondation. Mais le rempart était détruit par l’Homme
Brun au fur et à mesure qu’il se construisait. Puis ils essayèrent
d’attaquer le château ; mais mal armés, mal équipés, ils
furent repoussés et subirent des pertes terribles. Enfin, une
armée, réduite à une poignée, désespérée, ayant inutilement invoqué
saint Pierre et saint Paul – lesquels d’ailleurs n’avaient pas
encore vécu à cette époque – ils prirent la triste résolution
d’abandonner leurs îles et de se réfugier au loin.
Or, vivait alors dans Venise un jeune homme du peuple, qui
s’appelait Marc. Il était fiancé à une belle jeune fille qu’il
aimait de toute son âme, comme il en était aimé. La jeune fille fut
enlevée par Catenaccio et subit le sort commun à ses compagnes.
Elle s’appelait Giovanna. Le désespoir de Marc fut immense. Mais
loin de se répandre en gémissements inutiles comme ses
compatriotes, il
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