Les Amants De Venise
surcroît d’alarme : qu’était-ce que
sa mère ? Une courtisane ! Elle l’avait dit. Elle l’avait
affirmé, avoué. Une courtisane ? Bianca avait entendu parler
de cela, et la notion de l’existence fastueuse et impure ne lui
était pas étrangère. Sa mère, une courtisane !…
Eh bien, cela eût glissé sans aucun doute sur son esprit. Avec
quelle joie elle eût consolé sa mère ! Avec quel bonheur elle
eût feint d’ignorer et d’oublier un tel passé. Mais sa mère,
courtisane, agissait en courtisane.
Oh ! si elle pouvait être morte !
Bianca, éperdue, se sauva droit devant elle et parvint
rapidement au canal. Elle s’approcha du premier gondolier qu’elle
aperçut.
« Voulez-vous me faire passer la grande lagune ?
– Pas moi, signora ; ma gondole est trop petite, et il
y a quelquefois des coups de vent. Il faut aller au Grand Canal,
vous y trouverez ce qu’il faut.
– Le Grand Canal ? balbutia Bianca… Par où faut-il
passer ?
– Si la signora le permet, dit le gondolier, avec cette
exquise politesse des gens du peuple vénitien, j’aurai l’honneur de
la conduire. »
Bianca fit un signe de tête. Le barcarol se mit à marcher ;
elle le suivit. Dix minutes plus tard, ils étaient sur le bord du
Grand Canal, et Bianca tressaillit de terreur en apercevant à deux
cents pas la façade du palais Imperia que l’on commençait à
illuminer.
« Ohé ! Pietro », cria le barcarol.
Un homme se leva d’une grande gondole à voiles.
« Qu’y a-t-il ?
– Une passagère pour toi.
– Bon, fit Pietro en sautant à terre. La signora veut
voyager ?
– Je veux traverser la grande lagune.
– Bon ; c’est mon affaire ; la
Sirena
va
vous la faire passer comme une flèche, elle connaît le chemin. Si
la signora veut s’embarquer ? »
Bianca se retourna pour récompenser d’une pièce de monnaie le
barcarol qui l’avait conduite, mais celui-ci avait disparu.
La jeune fille s’appuya au poing que le patron de la
Sirena
lui tendait, et sauta dans l’embarcation. Déjà,
maître Pietro avait réveillé deux matelots et un mousse endormis à
l’avant ; les rames furent armées, et, Bianca installée sous
la tente, la
Sirena
commença à voguer.
« Sur quel point du littoral faut-il déposer la
signora ?
– Sur quel point ?
– Oui, la lagune est large…
– Eh bien, près de la route de Mestre. »
Chapitre 4 L’HOMME BRUN DES FORÊTS
Il était onze heures et demie lorsque la
Sirena
toucha
le sable, ayant traversé la grande lagune qui séparait Venise de la
terre ferme.
Dix minutes plus tard, la gondole s’éloigna et Bianca, demeurée
seule sur la plage, la vit disparaître comme une silencieuse
hirondelle de mer qui s’enfonce dans la nuit. Le patron lui avait
offert ses services pour l’accompagner ou la faire accompagner,
mais la jeune fille avait préféré s’en aller toute seule, peut-être
dans la crainte d’une indiscrétion ou d’une trahison ; et puis
l’idée d’être dans la nuit, avec un homme inconnu lui faisait
peur.
Elle demeura donc seule. Tant que la gondole fut visible à ses
yeux, elle s’applaudit de sa résolution ; mais lorsqu’il n’y
eut plus autour d’elle que de la nuit, lorsqu’elle n’entendit plus
les frémissements de la mer qui se lamentait sur les sables,
lorsqu’elle ne vit plus au ciel que de grands nuages livides qui
couraient, poussés par un vent froid, un soudain frisson la prit,
et elle ressentit les premières atteintes de la terreur. Elle
s’éloigna du rivage pour éviter les embruns que le vent lui jetait
au visage ; la route de Mestre était là toute proche ;
Pietro la lui avait indiquée d’un geste : elle s’y engagea et
se mit à marcher d’un bon pas.
De chaque côté de la route, de grands cyprès se balançaient
tristement et il lui sembla que de leurs noirs rameaux sortaient
des voix plaintives :
« Où vas-tu petite Bianca ? où vas-tu ainsi toute
seule ? Quoi ? Toute seule, vraiment ? Tu n’as donc
ni père, ni mère, ni frère, ni mari, ni amant, rien au monde ?
Toute seule, dans cette nuit terrible, si noire et si
triste… »
Et Bianca songeait avec ferveur :
« Là-bas, dans la petite maison de Mestre si calme et si
douce, je retrouverai une sœur, une mère : Juana, ma bonne
Juana ; je retrouverai le vieillard paisible… je retrouverai…
oh ! peut-être… il reviendra, lui… lui dont un seul regard me
console, dont une seule parole
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