Les Amants De Venise
vacillant, l’oreille aux écoutes, les yeux
dilatés, le corps agité de frissons rapides.
Tout à coup, derrière elle, elle entendit un pas.
Un pas rapide, furieux, lui sembla-t-il.
Et cette fois, ce n’était plus une illusion créée par
l’épouvante. Cette fois, réellement, quelqu’un courait derrière
elle…
Bianca rassembla toutes ses forces.
Elle se mit à courir droit devant elle, sans nul espoir
d’échapper à l’Homme Brun des forêts, mais mue par un dernier
instinct.
Le cri aigre et strident d’une chouette déchira le silence. À ce
cri, signe de malheur, elle répondit par un cri de désespoir, et
pour la deuxième fois, elle s’affaissa sur ses genoux, sentant déjà
sur sa nuque l’haleine de l’Homme Brun des forêts.
En un instant l’homme, l’inconnu qui courait derrière elle,
l’atteignit. De dessous son manteau, il sortit une lanterne sourde
et en dirigea le jet de lumière sur Bianca.
Un indéfinissable sourire passa alors sur les lèvres de cet
homme.
Et si Bianca eut levé les yeux à ce moment, elle eût, avec plus
de terreur encore que de se trouver en présence de l’ombre de
Catenaccio, elle eût reconnu l’horrible figure du monstre penché
sur elle.
Chapitre 5 SUITE DE L’HOMME BRUN DES FORÊTS
Cependant, à dix heures, les invités d’Imperia avaient commencé
à entrer dans le palais. Aussitôt les orchestres de guitares et de
hautbois attaquèrent ces musiques douces, lascives, inspiratrices
d’amour, comme on en jouait chez la courtisane, musicienne
accomplie elle-même. Plusieurs de ces airs avaient été composés par
Imperia ; les décors fastueux et tendres des grandes salles
inondées de lumières, car plus de trois cents flambeaux de cire y
brûlaient, les parfums répandus, les musiques, les fleurs à
profusion, la délicatesse des friandises et des rafraîchissements,
tout concourait à faire des fêtes d’Imperia des réjouissances de
haut goût auxquelles on briguait l’honneur et la joie d’assister.
Et à chaque nouvelle fête, la courtisane s’ingéniait à présenter à
ses invités un spectacle nouveau. Tantôt, c’étaient des danses de
pays lointains ; tantôt, des comédies pastorales, prétextes à
nudités ; tantôt des pantomimes où les Éros, les Phœbé, les
Astarté, les Léandre, les Daphnis jouaient leurs rôles passionnels
en des costumes qui affolaient les spectateurs.
Mais ce soir-là Imperia avait prévenu ses hôtes qu’il s’agissait
d’une simple réunion, sans spectacle et sans danses.
Le but de cette réunion était en effet d’annoncer à Venise que
la courtisane avait une fille, ce dont les amis intimes seuls se
doutaient, et que cette fille allait se marier, ce que tout le
monde ignorait. En outre, elle voulait présenter Sandrigo comme le
fiancé de sa fille, et dès la première idée qu’elle avait eue de
cette présentation, elle avait songé en souriant :
« Parmi tant de spectacles que j’ai offerts aux Vénitiens
étonnés, celui de Bianca, éblouissante de pierreries, traversant
mes salons en s’appuyant à la main du lieutenant Sandrigo ne sera
pas le plus banal. »
On a vu que peu à peu cette idée s’était modifiée, et quelles
jalousies avaient fini par se lever dans l’esprit de la courtisane
à l’heure même où la fête devait commencer.
Cette fête battait son plein ; nous y avons vu arriver
Sandrigo et Bembo, tandis que Roland Candiano se préparait à s’y
rendre. Les invités d’Imperia, des hommes en majorité ; la
plupart masqués, des femmes de grande beauté, rivales de la célèbre
courtisane, circulaient dans les vastes salons, et pourtant la
courtisane elle-même n’avait pas encore paru.
Voici, en effet, ce qui s’était passé :
En quittant sa fille, après la scène de violente émotion à
laquelle nous avons fait assister le lecteur, Imperia était rentrée
dans son appartement, en proie à toutes les fureurs de sa double
jalousie.
Jalousie, parce que Sandrigo aimait Bianca.
Jalousie, parce que Bianca aimait Roland Candiano.
Persuadée que sa fille s’habillait pour paraître à la fête, la
courtisane commença à s’habiller elle-même et bientôt se livra à
l’espoir d’éclipser la beauté de sa fille à force d’art.
Trois ou quatre femmes l’entouraient. Elle les faisait manœuvrer
d’un geste, d’un signe, d’un froncement de sourcils.
L’œuvre capitale fut la coiffure et la tête ; une multitude
de brosses fines, une
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