Les Amants De Venise
même temps, d’un tour de main, il se débarrassa de sa robe de
femme et apparut avec une armure étincelante, une épée à la
main.
« Je m’appelle Marc, continua-t-il, et je suis envoyé par
le saint dont je porte le nom, afin de te punir de tous tes
crimes. »
Aussitôt, et avant que Catenaccio fût revenu de la stupéfaction
et de l’effroi que lui causaient ce nom et cette apparition
soudaine, Marc se précipita sur lui et lui enfonça son épée dans la
gorge.
L’Homme Brun tomba dans une large mare de sang et Giovanna se
jeta toute frémissante dans les bras de son fiancé devenu son
libérateur.
À ce moment, Satan apparut et se pencha sur l’Homme Brun qui
râlait, à l’agonie, en s’écriant :
« Que t’avais-je dit ?
– Tu avais raison, dit Catenaccio. Emporte-moi, puisque
c’est convenu entre nous. »
Satan éclata d’un rire terrible, saisit Catenaccio par les
cheveux et frappant les dalles qui s’ouvrirent, il s’enfonça dans
les entrailles de la terre. Aussitôt, les murailles du château
maudit se disloquèrent avec un bruit épouvantable, et un instant
plus tard, le château et le rocher qui le portait s’engloutirent
dans les flots.
Marc et Giovanna se retrouvèrent, on ne sait par quel miracle,
dans une barque qui vint atterrir à Venise. Les deux fiancés furent
reçus en triomphe, se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.
Telle était la légende de l’Homme Brun des forêts que dans les
chaumières de la haute Italie on raconte encore non sans frayeur,
et non sans avoir au préalable fermé portes et fenêtres.
Voici ce qu’on ajoute :
L’âme de l’Homme Brun fut condamnée à errer à perpétuité sur le
théâtre de ses crimes. Aussi, tant que la grande lagune exista dans
ses proportions primitives, les pêcheurs, que leur mauvaise étoile
entraînait jusque sur l’emplacement du château maudit,
aperçurent-ils une sorte de barque fantôme d’où parfois montait un
cri strident. Alors, ils fuyaient à toutes rames, car la barque
fantôme les poursuivait, et l’Homme Brun cherchait à s’emparer des
femmes des pêcheurs.
Des siècles s’écoulèrent. Les sables firent leur œuvre, la
lagune se combla en partie, des terres remplacèrent la mer là où
s’était élevé le rocher de Catenaccio ; les herbes, les
plantes poussèrent ; puis toute une forêt se dressa entre le
rivage et Mestre, forêt qui a disparu elle-même aujourd’hui.
Mais qu’on ne croie pas que Catenaccio renonça pour si peu à ses
maléfices. Il avait été l’Homme Brun de la barque fantôme ; il
devint l’Homme Brun des forêts. Au lieu de naviguer à la poursuite
des pêcheurs, il courut à pied, voilà tout.
Et c’était toujours aux femmes, aux jeunes filles assez
dépourvues de bon sens pour s’aventurer la nuit dans la forêt,
qu’il s’en prenait.
Il les poursuivait, les traquait de fourré en fourré, de buisson
en buisson, et malheur à elles quand il les atteignait.
On citait nombre de jeunes filles qui avaient disparu dans la
forêt, et ces disparitions étaient mises au compte de l’Homme
Brun.
*
* *
Bianca était un esprit ferme et droit. La superstition avait peu
de prise sur elle et elle avait d’ailleurs reçu une certaine
éducation qui lui servait de palladium.
Mais si l’on prend une jeune fille dans l’état d’affolement où
se trouvait Bianca, éperdue, la raison vacillante, si on la place
en pleines ténèbres, au fond d’une forêt où les mugissements du
vent prennent des allures de plaintes mystérieuses, où les
bramements des cerfs frappent l’oreille comme des clameurs de bêtes
féroces, où l’obscurité indéchiffrable pour les yeux se peuple pour
l’esprit de visions ondoyantes, si on éveille tout à coup dans la
mémoire de cette enfant le récit maintes fois entendu d’une légende
telle que celle dont nous venons de nous faire le modeste
restaurateur, on n’aura pas de peine à comprendre et à expliquer
l’épouvante irraisonnée qui, fatalement, s’empara de son être tout
entier.
Nous avons dit qu’elle était tombée à genoux, la figure cachée
dans ses deux mains, et répétant d’une voix de terreur :
« L’Homme Brun des forêts !… L’Homme Brun est là qui
me poursuit !… »
Combien de temps passa-t-elle ainsi ?…
Il était peut-être deux ou trois heures du matin lorsque glacée,
transie de froid, n’essayant plus de lutter contre la peur, elle se
remit en route d’un pas
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