Les Amants De Venise
me rend forte… »
Avec une pareille vision dans le cœur, Bianca marcha
courageusement pendant une heure, au bout de laquelle elle se
trouva à l’orée d’une forêt qui traversait la route.
Là, elle s’arrêta frissonnante.
Des masses d’ombres grises sur lesquelles flottaient des masses
d’ombres noires, voilà comment se présenta la forêt aux yeux de
Bianca.
Des frémissements, des froissements, des glissements et des
chuchotements mystérieux au fond de ces profondeurs.
Elle s’enfonça plus avant.
Peu à peu, les lueurs confuses qui tombaient des nuages livides
s’effacèrent à leur tour. Bianca venait de pénétrer sous une voûte
de branchages entrelacés et ce fut la nuit dans son horreur.
Tout à coup, sur sa gauche, retentit un appel rauque et
tragique, où il y avait du bêlement exaspéré, du rugissement du
fauve, un cri de férocité grave ; cela bêla, cela rugit, cela
mugit, et c’était d’une angoisse indéfinissable.
C’était un cerf qui bramait, là, tout près d’elle.
Si elle l’eût su, cela l’eût rassurée.
Elle ne savait pas. Et le déchaînement de la voix rude,
violente, âprement rugissante, fut le signal du déchaînement de la
peur dans son âme. Elle se mit à courir.
Alors, sur sa droite, les mêmes clameurs de menace
retentirent ; puis, plus loin, de tous côtés, la nuit s’emplit
de rugissements, ce fut la nuit elle-même qui se mit à rugir par
des bouches inconnues qui devaient être effroyables…
Bianca, trébuchante, les mains étendues devant elle, courut au
hasard, ou crut courir.
Une pensée la talonnait.
C’est que l’homme brun des forêts venait sur elle.
Qui ? L’homme brun des forêts ?…
Une création fabuleuse, un type de légende, l’un de ces êtres
inconsistants qui peuplent les ruines, les forêts, les mers, les
déserts, tout ce qui est profond, immense et mystérieux.
Chaque forêt avait sa légende. Celle-ci avait la sienne.
Bianca la connaissait. Juana la lui avait racontée de cet air
grave des gens qui croient. À Venise, on la lui avait répétée.
Oui ! L’homme brun des forêts était sur ses talons.
Il la poursuivait, se rapprochait, s’éloignait pour mieux
l’affoler, pour se jouer d’elle… Et c’était lui qui hurlait,
rugissait, tantôt tout près d’elle, tantôt au loin…
Et la légende tout entière se dressa dans son esprit affolé.
L’histoire véridique indiscutée, indiscutable de l’homme brun
des forêts se présenta à son imagination.
Elle se la récita à elle-même, telle que Juana la lui avait
contée.
L’homme brun des forêts !… Qui était-ce ?
Elle avait trébuché, était tombée sur ses genoux, et la tête
cachée dans ses mains, attendait le coup fatal.
*
* *
La chose remontait aux premiers âges de la fondation de Venise.
La légende, brouillant un peu les époques, et dédaigneuse d’une
savante chronologie – eût-elle été légende sans cela ? –
plaçait un château fort au milieu de la lagune, en ces siècles
reculés où les premiers Vénètes eurent la pensée hardie d’établir
une ville au milieu de la mer, ville toute militaire, probablement
nid de pirates.
Donc, en ces temps-là, la grande lagune s’étendait beaucoup plus
à l’Ouest et au Nord. Mestre n’existait pas, ni la forêt. Là où
s’élevaient les maisons de Mestre, c’étaient des écueils marins, et
des vagues échevelées roulaient sur l’emplacement des chênes, des
cyprès et des cèdres.
À peu près vers le milieu de ce qui était devenu la forêt,
s’élevait donc un château fort flanqué de quatre tours, solidement
construit sur une île, ou plutôt sur un rocher, comme un nid de
goélands.
Là habitait un certain Catenaccio qui n’est pas sans avoir
quelque accointance de physionomie avec notre Barbe-Bleue.
Catenaccio, qualifié baron par la légende, bien qu’il n’y eût
pas encore de baron à l’époque lointaine indiquée par la légende
elle-même, Catenaccio vivait dans son château avec cent hommes
d’armes et avec ses domestiques.
De larges bateaux plats le transportaient avec ses hommes tout
équipés et à cheval, soit sur la terre ferme, soit sur la ville
naissante qui devait devenir la reine des mers.
Chaque fois que, de loin, on apercevait les grands bateaux plats
quitter le château fort, tout tremblait, les femmes pleuraient, les
hommes se préparaient à une résistance désespérée. En effet, le
baron Catenaccio ne sortait de
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