Les Amants De Venise
garda pour lui ses pensées, enferma sa désolation
dans son cœur et songea à se venger. Mais comment ? Il était
impossible de pénétrer dans le château. Jamais Catenaccio n’y
laissait entrer un homme, refusant même de recevoir les pèlerins
qui, se rendant en terre sainte, venaient lui demander
l’hospitalité. Hâtons-nous de déclarer que la légende n’explique
pas comment il y avait une terre sainte et des pèlerins, à l’époque
indiquée, qui précède la vie du Christ. Il refusait donc jusqu’aux
pèlerins, et quant aux prisonniers, on sait déjà qu’il n’en faisait
pas, ayant l’expéditive habitude de tuer tout.
Une année vint où Catenaccio, l’Homme Brun, prépara une nouvelle
descente sur Venise.
On assure que dans la nuit qui précéda le départ, Satan, qui
protégeait Catenaccio, lui apparut et lui déconseilla fortement
cette expédition.
« Pourquoi donc ? gronda l’Homme Brun ; pourquoi
n’irais-je pas renouveler cette fois une provision de belles femmes
pour mon lit, de bon vin pour mes caves, et d’or pour mes
hommes ?
– Je ne puis te le dire, répliqua Satan ; en effet,
saint Marc me l’a expressément défendu. Et tu sais que saint Marc,
qui a pris les Vénitiens sous sa protection, est un terrible saint
qui m’exterminerait si je lui désobéissais.
– Bon ! au diable saint Marc et toi-même ! J’en
ferai à ma tête. »
Satan hocha la tête et se retira désolé, comme il avait
l’habitude de se retirer, c’est-à-dire en s’enfonçant sous terre au
milieu de la fumée et du bruit.
« A-t-on jamais vu un pareil capon ! » se
contenta de grommeler Catenaccio qui, tout aussitôt, donna ses
derniers ordres en vue de l’expédition projetée.
Au soleil levant, les hommes d’armes, à cheval, casqués,
cuirassés, les brassards et les jambards de fer fixés par des
courroies, la lance et la masse au poing, prirent place sur les
larges bateaux plats qui démarrèrent, les triples rangs de rames
frappèrent l’eau en cadence, au chant des rameurs et des soldats,
ce qui faisait une terrible musique.
Catenaccio et ses hommes, accueillis par une nuée de flèches,
n’en débarquèrent pas moins ; une mêlée effroyable s’ensuivit,
et bientôt les Vénitiens, vaincus, se mirent à fuir. Catenaccio,
songeant aux conseils de son ami Satan, se mit à rire. Le pillage
commença et dura toute la journée et toute la nuit.
Le lendemain matin, les hommes du château, Catenaccio en tête
quittèrent Venise incendiée, ruinée une fois de plus, emmenant une
cinquantaine de femmes et de jeunes filles.
Dans la cour du château, l’Homme Brun passa les malheureuses en
revue, et selon sa coutume, en choisit quatre pour lui, qui étaient
sinon les plus belles, du moins celles qui lui plaisaient.
Aussitôt, et toujours selon ses détestables mœurs, il en prit
une par le bras et l’entraîna dans la tour de l’Est, celle qui
regardait Venise.
Il entra dans une vaste salle où se tenait l’infortunée que
Catenaccio allait égorger après avoir assouvi sa passion sur la
nouvelle venue.
Cette malheureuse était dans un coin à genoux, un poignard à la
main. Dès qu’elle aperçut celle qui devait la remplacer, elle
tressaillit, et eut toutes les peines du monde à retenir un
cri.
« Giovanna, gronda Catenaccio, écoute-moi
bien ! »
Ce fut au tour de la nouvelle prisonnière de tressaillir. Car
cette nouvelle prisonnière n’était autre que Marc, le beau jeune
homme fiancé à Giovanna. Après la bataille, il s’était habillé en
femme, ayant conçu ce plan audacieux de pénétrer dans le château
grâce à ce subterfuge. Comment fut-il réellement pris pour une
femme ? Comment Catenaccio le choisit, lui premier, pour
l’entraîner dans la tour de l’Est ? La légende, avec ce beau
dédain des vulgaires vraisemblables qui caractérise toutes les
légendes, n’en dit pas un mot. Et comme nous ne faisons que
répéter, nous ferons comme elle.
« Giovanna ! s’écria donc Catenaccio,
écoute-moi ! Tu m’as résisté grâce à ce maudit poignard que tu
tiens de saint Marc, mais ta dernière heure est venue ; si je
n’ai pu te violer, je pourrai du moins t’égorger ! »
Marc apprit ainsi, on peut penser avec quelle joie, que sa chère
fiancée était restée vierge.
Alors Catenaccio se tourna vers Marc :
« Et toi, femme, comment t’appelles-tu ?
– Tu vas le savoir ! » répondit Marc d’une voix
éclatante.
En
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