Les Amants De Venise
percer ces murs, voir l’homme qui est là ?
Pourtant, il faut que je le voie !… Allons !… »
Il se remit à ramper et arriva contre la maison.
Voir était impossible. Gennaro se mit à écouter.
À genoux près du volet du rez-de-chaussée, l’oreille collée à la
fente par où s’échappait le filet de lumière, pétrifié, statue
insensible à tout ce qui n’était pas la voix de l’intérieur, le
chef de police eût provoqué l’admiration de l’observateur qui eût
pu l’examiner à ce moment.
Cinq minutes s’écoulèrent.
Gennaro se mit alors à reculer lentement.
À cet instant, le même observateur l’eût trouvé effroyable. Un
rictus déformait sa bouche. Il était devenu plus souple encore, si
possible, dans son mouvement de retraite, il s’entourait de plus de
silence et de nuit.
Voici les dernières paroles que le chef de police avait
nettement entendues :
« Monseigneur, passerez-vous la nuit ici ?
– Oui, Philippe. Je suis las. J’ai besoin d’une bonne nuit
de repos, peut-être la trouverai-je ici. »
Gennaro avait reconnu les deux voix. La première était celle du
vieux Philippe, la deuxième celle de Roland.
Un autre se fût trahi par quelque mouvement précipité.
Gennaro, qui avait mis un quart d’heure à gagner la maison, mit
une demi-heure à retraverser le jardin.
Il atteignit le mur et se redressa. Et cette fois, sûr de lui,
il murmura avec un indicible accent de joie folle :
« Je le tiens ! »
À ce moment, une ombre se dressa près de lui, une main s’abattit
sur son épaule. Gennaro ne tressaillit pas, ne cria pas.
Toutes les forces de sa pensée se concentrèrent sur cette
pensée : se débarrasser, sans faire de bruit, de cet
assaillant quel qu’il fût.
La main de l’inconnu avait glissé de l’épaule à son bras gauche
qu’elle serrait comme un étau.
Gennaro chercha son poignard à sa ceinture.
Mais il n’eut pas le temps de dégainer.
L’autre main de l’inconnu venait de s’abattre sur son bras
droit.
Le chef de la police se sentit paralysé. Tout mouvement lui
était impossible. Son sang-froid ne l’abandonna pas. D’une voix
basse qui ne tremblait pas, il dit :
« Mille ducats si tu me lâches ! »
Pour toute réponse, l’inconnu serra plus violemment ses mains de
fer dont les doigts s’incrustèrent dans les bras de Gennaro.
Le chef de police se sentit soulevé en l’air.
Le formidable inconnu qui venait de l’agripper se mit en marche
silencieusement. Alors Gennaro essaya une suprême défense.
Les doigts de fer s’incrustèrent plus tenaces, et cette fois, un
cri de douleur échappa au chef de police.
L’inconnu, toujours portant le policier qui, maintenant,
n’essayait plus aucune résistance, traversa rapidement le jardin,
atteignit la maison et frappa du pied. La porte s’ouvrit, et, au
jet de lumière, Gennaro reconnut son mystérieux et rude
adversaire.
« Scalabrino ! » murmura-t-il d’une voix
étouffée.
Le géant déposa le chef de police dans la pièce du
rez-de-chaussée, où plus d’une fois déjà le lecteur a pénétré.
C’était, on se le rappelle, l’ancienne salle à manger de
Dandolo.
Là se trouvaient Roland Candiano et le vieux Philippe.
Gennaro, libre de ses mouvements, se frotta l’un et l’autre
bras.
« Pardieu, compère, dit-il avec une gaieté qui n’avait rien
d’affecté, je vous fais compliments sur les tenailles d’acier qui
vous servent de mains. »
Roland interrogea Scalabrino d’un coup d’œil.
« C’est bien simple, dit le colosse ; lorsque je suis
parti, il y a une heure, j’ai eu l’idée de faire en flânant le tour
du mur. J’ai vu monsieur qui sautait. J’ai sauté après lui, je l’ai
suivi pas à pas, et je l’ai saisi au moment où il allait s’en aller
par le même chemin.
– Vraiment ! s’écria le chef de police avec
admiration, les choses se sont-elles passées comme vous
dites ?
– Puisque vous voilà !
– Eh bien, je vous félicite. Je ne pensais pas que
quelqu’un fût capable de me suivre à la piste sans que mes yeux,
mes oreilles ou mon nez m’avertissent.
– Qui êtes-vous ? demanda Roland.
– Un pauvre barcarol qui se confie à votre générosité. Vous
pouvez, seigneur, me livrer aux sbires, et je serai condamné. De
cinq ans peut-être, je ne reverrai plus la lumière du jour…
– Que veniez-vous donc chercher ici ? Parlez
franchement, je ne suis pas un homme à vous livrer
Weitere Kostenlose Bücher