Les Amants De Venise
centaine d’hommes dans la
crypte. Sur l’estrade, quatre avaient pris place et s’étaient
assis.
« Qui sont ces hommes ? songeait le chef de police
dont la stupéfaction grandissait. Que veulent-ils ? Sont-ils
pour moi ?… Est-ce donc là le terrible tribunal de la
montagne ?… Mais non !… Roland Candiano serait avec eux
et ne se cacherait pas !… Mais alors !… oh ! savoir…
comment savoir !…
À cette minute, l’un des hommes qui se trouvaient sur l’estrade
se leva et s’avança jusqu’au bord de l’estrade.
Alors, il détacha son masque et le laissa tomber à ses
pieds.
Le chef de police retint à grand-peine un cri d’effarement.
Cet homme, qui venait de montrer son visage, cet homme qui
paraissait être le chef de cette mystérieuse assemblée, c’était le
capitaine général de l’armée vénitienne.
C’était Altieri.
« Seigneurs, amis et frères, dit Altieri d’une voix calme,
veuillez, selon l’usage à chacune de nos réunions, découvrir vos
visages, afin que la trahison ne puisse se glisser parmi
nous. »
Tous les masques tombèrent à la fois.
Le chef de police était stupide d’étonnement. Avec une sorte
d’angoisse, il examinait les visages des gens qui venaient de se
démasquer. Et après avoir reconnu le capitaine général Altieri, il
reconnaissait des personnages de l’entourage du doge, des officiers
supérieurs de la flotte vénitienne, des patriciens de marque.
Que faisaient là ces hommes ?… Quel était le but de cette
mystérieuse réunion ?
Et surtout, oh ! surtout cela, pourquoi Roland qui pouvait
le tuer, Roland qui avait parlé de le livrer au tribunal de la
montagne, l’avait-il conduit dans les cryptes de Saint-Marc ?…
Oui ! Pourquoi l’avait-il fait spectateur invisible de cette
scène étrange ?
« Seigneurs, amis et frères, reprit Altieri qui paraissait
être le président de cette assemblée, je crois que nous sommes au
complet. Tous vous avez compris que l’heure de l’action est proche,
et je vous remercie d’être venus vous serrer autour de
moi. »
Il parlait avec l’autorité d’un futur maître.
Et sans doute nul ne songeait à lui contester cette autorité,
car un murmure général de sympathie accueillit l’exorde du
capitaine.
« Un seul d’entre nous manque à cette suprême et dernière
réunion, reprit Altieri, et non des moins importantes, c’est
Dandolo. »
Un silence inquiet indiqua à Gennaro que l’absence de Dandolo
était peut-être une grave déception pour ces hommes.
L’autorité personnelle du grand inquisiteur n’était pas
considérable. Mais de par les hautes fonctions qu’il occupait, et
surtout de par le prestige du nom glorieux qu’il portait si mal et
pour les forces policières dont il disposait, Dandolo était
considéré comme un élément indispensable dans une entreprise de ce
genre.
Altieri s’aperçut qu’on attendait de lui des
explications :
« Seigneurs et amis, continua-t-il aussitôt, le bras que je
porte en écharpe vous dit assez que j’ai été blessé. Je me suis
battu en effet, battu contre Dandolo. Oui, pour l’intérêt supérieur
de notre cause, je n’ai pas hésité à tirer l’épée contre le père de
la femme qui porte mon nom… Mais j’avoue que ma main a
tremblé ; c’est une faiblesse excusable. Dandolo n’a pas eu
pareille faiblesse, lui, et son épée a touché le mari de sa
fille. »
Un silence haletant… Toute la salle suspendue aux lèvres du
président…
« Pourquoi je me suis battu, le voici : Dandolo m’a
brusquement annoncé qu’il ne voulait plus être des nôtres. Il m’a
dit avoir réfléchi, et que le bien de l’État exigeait que Foscari
demeurât au pouvoir, et que l’intérêt de Venise était de ne rien
changer dans la république. »
Les murmures menacèrent.
« Bref, toute la défaite d’un homme non pas décidé à
trahir, je me hâte de le dire, mais décidé à se retirer.
– Et qui prouve qu’il ne trahira pas ? »
s’écrièrent plusieurs voix.
Altieri sourit :
« J’ai arraché à Dandolo sa parole d’honneur de ne rien
révéler de ce qu’il sait. Mais j’ai fait mieux : Dandolo est
gardé à vue dans mon palais, et ce soir je l’ai obligé à signer la
démission de ses fonctions de grand inquisiteur. Nous n’avons rien
à craindre de ce côté, j’en donne la formelle assurance. » Un
homme monta sur l’estrade.
« L’amiral des flottes ! murmura Gennaro
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